ARIKAWA Sadateru, le maître de l’ombre
Arikawa Sadateru fut l’une des éminences grises de l’Aïkikaï, Maître de l’ombre, il eut une influence décisive dans l’évolution de la discipline, notamment par son rôle de rédacteur en chef de l’Aïkido Shinbun.
J’aimerais revenir sur la personnalité d’un de ces personnages discrets qui ont souvent joué des rôles considérables dans l’histoire de l’aïkikaï de Tokyo, à savoir… Arikawa Sadateru (1930-2003)…
Lors de mes visites au Japon dans les années 80, je n’avais malheureusement jamais trouvé le temps d’assister au cours du mercredi que cet expert – à la réputation de pratiquant pour le moins « rugueux » – donnait à la maison mère où il avait commencé à pratiquer en 1948. Aussi, lorsqu’au début des années 90, Gérard Gras, Président FFAB de la Ligue d’Ile de France, a proposé de l’inviter par l’entremise de Stéphane Benedetti, j’ai été ravi par la perspective d’avoir enfin la possibilité de suivre son enseignement. Je n’ai pas été déçu car Maître Arikawa s’est véritablement révélé conforme à sa réputation de personnage original.
Il était de taille moyenne – celle d’un japonais de sa génération – mais très solidement bâti. Sa chevelure formait une sorte de touffe noire avec une raie centrale qui agrandissait le volume de sa tête et attirait le regard vers ses yeux qui exprimaient une grande vivacité de pensée et vous transperçaient lorsqu’ils croisaient les vôtres.
Limpidité de l’enseignement
Sur le tatami (mais en dehors également) sa démarche pouvait presque paraître lourde tellement sa stabilité était grande. Cependant, une fois qu’il commençait à pratiquer, on pouvait constater que ce que l’on aurait pu prendre pour une forme d’immobilisme n’était en fait qu’apparence car il se révélait constamment disponible, ses pas devenant très libres et légers dès que cela s’avérait utile. Extrêmement denses, ses techniques étaient ainsi parfaitement coordonnées avec ses déplacements et ne montraient jamais la moindre faille structurelle, aucune dissociation corporelle n’y étant perceptible, les trajectoires de ses mouvements s’harmonisant toujours exactement avec les directions suivies par ses pieds, en une sorte de « ki-ken-taï » parfait.
Son approche pédagogique pouvait paraître de prime abord assez hermétique, mais l’on constatait rapidement que tout le processus en était parfaitement maîtrisé, conceptualisé et que rien n’était laissé au hasard. La trame de ses cours commençait presque systématiquement par une sorte de chorégraphie réalisée dans l’espace, seul à seul par le biais d’une forme d’organisation qui déroutait ceux qui ne voyaient pas immédiatement où il venait en venir… Puis, une fois ce schéma général « théorique » mis en place, il faisait travailler la technique en duo avec un partenaire selon un rituel d’entraînement finalement très similaire à celui employé par la plupart des experts japonais que nous connaissions, méthode qui rassurait alors ceux qui s’étaient d’abord posé quelques questions.
Vue de l’extérieur, son approche technique paraissait presque trop simple, tellement elle semblait limpide. Cependant, dès que vous aviez l’occasion de passer entre ses mains, vous vous aperceviez qu’apparence et profondeur étaient deux choses plutôt distinctes. Lorsque cela se produisait, vous aviez soudainement la sensation de ne plus diriger grand chose dans votre corps. Les quelques trop rares fois où j’ai eu la chance de lui servir de partenaire, je me suis rendu compte que – d’une façon que j’ai d’abord pensée inconsciente (même si j’ai rapidement compris qu’au fond cela était fait de manière tout à fait lucide) – Arikawa Senseï me faisait toucher du doigt (enfin de tout le corps) la différence entre « tatemae » – ce qui est rendu visible au public – et « honne » – ce qui est de l’ordre du privé, de l’intime, de la communication personnelle – (même si ce ne sont généralement pas des expressions que l’on utilise en aïkido).
Ainsi, pendant le premier stage qu’il dirigea à Paris, j’ai le souvenir d’avoir vécu de sa part un Ikkyo totalement imprévisible. A l’époque j’étais déjà 4e dan, plutôt bien entraîné et mon bagage technique était assez complet (en toute modestie !) mais, à chacune des 3 ou 4 fois où mon corps a tenté de s’accommoder de sa technique, Maître Arikawa a instantanément modifié quelque chose dans son action. Mon ressenti fut qu’il s’adaptait immédiatement aux variations qui pouvaient se produire chez moi. C’était déroutant car j’avais constamment l’impression d’être « dans le vent » et surtout de n’avoir aucune solution disponible pour retrouver la maîtrise de mon corps… Pourtant, des Ikkyos, j’en avais déjà subi et effectué quelques milliers depuis mes débuts en aïkido, une vingtaine d’années auparavant !
Dans le même ordre d’idée, lorsque Gérard Gras lui posa la question de ce qu’il pensait des atémis en aïkido, il ne répondit pas. Mais pendant l’après-midi qui suivit, son uké (en l’occurrence Tiki Shewan) ne cessa d’avoir des réactions étonnantes, marquées par de nombreux petits sursauts. Nous eûmes le fin mot de l’histoire lorsque, une fois de retour dans les vestiaires, ce dernier se déshabilla. Nous découvrîmes alors que son corps était parsemé de points rouges, les marques des multiples atémis qu’il avait reçu, particulièrement sur des passages de méridiens. Cela avait été la façon choisie par Maître Arikawa pour fournir sa réponse à la question de Gérard d’une manière très particulière !!!
Encyclopédie martiale
Ceci ne représentait que l’un des aspects qui rendaient son contact intéressant. Il était également totalement ouvert au monde, curieux de tout. Ses explications, tout comme son comportement en lui-même mettaient à notre disposition de multiples indices tant culturels (sa connaissance de l’étiquette !) que techniques, pistes qu’il fallait progressivement décoder si l’on voulait profiter au mieux des opportunités qui nous étaient alors offertes de pénétrer son monde.
Il avait une culture encyclopédique du monde des arts martiaux et était en fait un véritable érudit. Il semblait connaître et avoir échangé avec quasiment toutes les personnes qui comptaient dans ce cercle spécifique. Je me souviens par exemple que, lors d’une de ces multiples conversations à bâtons rompus qui se tenaient chez Gérard Gras (qui l’hébergeait lors de ses stages à Paris), la question lui fut posée de savoir qui, au Japon, pouvait être considéré comme enseignant professionnel d’aïkido. Il les compta sur les doigts d’une seule main, en excluant d’office certains qui, retraités de telle ou telle compagnie, consacraient néanmoins tout leur temps à l’enseignement. Il pouvait alors évoquer leurs parcours, savait leurs approches et affiliations, toutes ces informations semblant être organisées dans un tableau mental très hiérarchisé.
Au-delà du monde de l’aïkido, il portait également de l’intérêt à d’autres pratiques et aux experts enseignant dans des écoles de kobudo ou de Daïto ryu. Ainsi, il entretenait des relations très amicales avec des personnalités comme Kondo Katsuyuki, l’un des plus anciens élèves de Takeda Tokimune, le fils de Takeda Sokaku. Cette curiosité et cet intérêt pour des disciplines sœurs ou cousines l’avaient amené à appréhender l’aïkido sous un angle très personnel, hors des sentiers battus, lui permettant d’élargir le champ de son approche technique et conférant un côté clairement martial à sa pratique.
Ses connaissances encyclopédiques ne se limitaient cependant pas à ses relations personnelles. Il faut savoir qu’à chacune de ses visites à Paris, il demandait à se rendre dans les boutiques d’arts martiaux de la capitale afin de parcourir les rayons dédiés aux multiples magazines disponibles. Il avait une mémoire surprenante de l’organisation des rayons et, d’une année sur l’autre, utilisant ce qui ressemblait à une mémoire photographique, il dénichait régulièrement des publications qui ne s’y trouvaient pas lors de ses précédentes visites. Il repartait toujours avec un stock assez impressionnant d’ouvrages qui allaient nourrir sa curiosité. Comme l’évoqua à l’occasion Stanley Pranin – avec qui il partageait un intérêt indéfectible pour l’histoire de nos disciplines – il semblerait que sa collection personnelle d’ouvrages sur les arts martiaux ait été l’une des plus riches qui aient existé. Au passage, j’évoquerai également le fait que son esprit curieux ne se limitait pas aux arts martiaux mais s’intéressait aussi à beaucoup d’autres sujets comme, par exemple, la Physique Quantique…
Ouverture, tolérance et fidélité
Tout en confirmant le bien fondé de ce que j’avais perçu de l’aïkido grâce aux enseignements reçus jusque-là de Maîtres comme Tamura N., Sugano S., Noro M. ou Chiba K. (entre autres !), j’ai donc alors trouvé dans les techniques d’Arikawa Senseï quelque chose de nettement plus articulairement contraignant que ce à quoi j’avais été habitué, processus techniques qui semblaient bien être le produit de ses échanges avec des enseignants de Daïto Ryu. A priori, je n’ai pas été le seul à avoir eu ce genre de perceptions et un bon nombre des aïkidokas français présents aux stages, « anciens élèves » – eux aussi – d’Uchi Deshi d’O Senseï, apprécièrent alors le côté très pugnace de la pratique qui leur était proposée pendant les cours.
Son œcuménisme fut également visible lorsque, au milieu des années 1980, Stanley Pranin avait voulu organiser les « Démonstrations de l’amitié » à Tokyo puisqu’il lui qui avait alors apporté son soutien. Sa participation à cette organisation – en tant que membre senior de l’Aïkaikï et donc en tant que sorte de garant moral – avait permis à Stanley d’inviter des membres d’organisations diverses, chose qui aurait été inenvisageable autrement. Bien sûr, lors de ces manifestations, Arikawa Senseï était toujours présent mais, par discrétion, restait très généralement en coulisse. Son soutien et son accompagnement à ces démonstrations étaient d’autant plus notables que, dès 1973, il avait cessé de participer aux « All-Japan Demonstrations » car il trouvait que l’entraînement était trop superficiel et pas assez rigoureux dans beaucoup trop de dojos japonais qui voulaient participer à ces événements.
Un autre aspect de la personnalité de Maître Arikawa a été sa fidélité totalement indéfectible à la famille Ueshiba. C’est lors de discussions avec Sugano Seiichi pendant le Congrés International de la FIA à Paris, en 1980, que j’ai appris que, à la suite du décès d’O Senseï, il avait été l’un de ceux qui avaient tenu le plus fermement tête aux partisans de Toheï Koïchi lors des longues discussions qui visaient à déterminer qui de Ueshiba Kisshomaru ou de Tohei Senseï prendrait la direction de l’aïkikaï… Défendant l’importance du respect de la lignée du fondateur, il avait assuré la défense de cette notion de « Kettou » pendant des débats qui se terminaient régulièrement à l’aube. Toujours au service de la famille Ueshiba et de la maison mère, il avait également été – pendant les premières années de son existence – l’éditeur en chef du journal Aikido Shimbun alors publié mensuellement par l’aïkikaï. Son influence ne s’est cependant pas limitée aux cours qu’il dirigeait à la maison mère de Tokyo car, pendant plus de 30 ans, il a également assumé la direction technique du dojo de l’université de Chiba Kogyo.
Une vie d’engagement
Dans le dojo, Arikawa Senseï ne voyait pas le temps passer. Lors d’un de ses tout premiers cours à Paris, alors qu’il avait enseigné la matinée durant et avait déjà dépassé l’heure de la pause de midi de plus d’une demi-heure, Gérard Gras se permit de le lui signaler discrètement (le restaurant était réservé, il fallait être ponctuel). Il obtempéra sans aucune marque de déplaisir. Il effectua le salut de fin de cours et se dirigea vers les vestiaires. Cependant, alors qu’il allait quitter le tatami, il remarqua des Bokkutos près de ses Zooris et, se tournant vers les participants, demanda : « Vous voulez faire des armes ? ». Bien sûr, personne n’osa protester et le cours se poursuivit alors pendant presque deux heures…!!!
Il s’exprimait toujours d’une voix un peu voilée – séquelle d’une bagarre de cours d’école élémentaire l’ayant jadis contraint à subir une opération du larynx – et le fait de parler trop fort lui était douloureux. Ceci ne constituait pas un problème en soi sur le tatami car les éventuelles difficultés rencontrées pour le comprendre étaient invariablement assumées par Stéphane Benedetti qui lui servait efficacement de traducteur. Cette « faiblesse » relative avait d’ailleurs un effet secondaire particulier car elle amenait l’auditoire à l’écouter avec encore plus d’attention (si une telle chose était possible !), ses explications étant alors reçues dans un silence quasi total, silence qui reflétait également l’intérêt porté à ses commentaires.
Au fond, Arikawa Senseï était assez indépendant d’esprit, presque excentrique et ne se préoccupait pas vraiment de ce que les gens pouvaient penser de lui. Lors de sa première venue à Paris, la météo fut plutôt clémente aussi se promenait-il généralement avec des tongs aux pieds et des vêtements pour le moins hors du temps… Honnêtement, nous nous disions (avec affection !) que, vu de loin, on ne l’aurait pas pris pour l’un des plus grands experts du monde martial… S’il était indifférent à son apparence, il l’était aussi totalement quant à vos origines (contrairement à certains experts restés au Japon qui pouvaient occasionnellement se montrer passablement xénophobes), ce qui l’intéressait dans les personnes qu’il rencontrait c’était avant tout de savoir si celles-ci étaient aussi passionnées que lui…
Il semblait souvent vivre un peu dans un autre monde, celui des artistes, martiaux ou autres… Il n’était pas quelqu’un d’humaniste à proprement parler (sa technique était loin d’être tendre !) mais il respectait véritablement les gens. De manière contrastée, sa discrétion mais aussi la passion qui l’animaient faisaient de lui l’un de ces individus fascinants qui laissent un souvenir inoubliable dans la mémoire de ceux qui ont été amenés à les croiser…
Au titre des anecdotes entourant ce stage, je me souviens également d’une expérience très particulière que j’ai vécue pendant ce premier stage animé à Paris par Maître Arikawa, expérience qui a laissé un souvenir assez inoubliable dans ma mémoire…
En fait, au début de la semaine qui avait suivi le premier weekend du stage, Maître Tamura nous avait rejoint (avec Rumiko, son épouse) pour venir saluer celui qui était son « Sempaï », son ancien, puisqu’il avait commencé la pratique à l’aïkikaï en 1953, soit 5 ans après que Maître Arikawa ait lui-même débuté.
A mon grand étonnement, dès le début du cours, Maître Tamura m’a demandé de lui montrer ce que nous avions travaillé avec Maître Arikawa lors des deux premiers jours… J’ai donc passé les 3 heures de cette demi-journée avec un « Aïté/Tori » bien particulier qui comprenait tout du premier coup (!!!), un partenaire qui m’a amené à « revisiter » discrètement le déroulé des deux jours qui venaient de s’écouler tout en travaillant en même temps ce que Maître Arikawa était en train de présenter…!!! Vous vous en doutez, cette séance fut l’une des expériences les plus marquantes qu’il m’ait jamais été donné d’apprécier avec Maître Tamura.
Cet article est initialement paru dans Dragon Mag Spécial Aïkido n°19