PARTIE I / III
Je voudrais d’abord apporter de manière anticipée quelques précisions lexicales à mon propos. Le terme « martial » correspond étymologiquement plutôt à un contexte « guerrier » alors que la discipline que nous pratiquons – l’aïkido – est une discipline usant de méthodes qui relèvent plutôt des nécessités d’une police « civile » que de combats « militaires ». Nous n’utilisons pas des armes de guerre, des fusils d’assaut ou des lances roquettes, etc., nous n’utilisons pas d’armes à feu. L’éducation à l’emploi des armes proposée par l’aïkido est avant tout conceptuelle car nos armes sont en réalité celles d’un passé japonais révolu. Certes, elles permettent de développer intelligemment et de manière très intéressante les concepts de l’aïkido mais elles sont clairement datées. En effet, il est évident que si un bâton, un couteau en bois ou un sabre en bois pourraient éventuellement présenter une utilité – restreinte – dans un combat de rue, leur emploi sur un champ de bataille moderne serait plutôt suicidaire. Nos techniques à mains nues sont certes toujours combatives mais plus vraiment adaptées à un champ de bataille du XXIe siècle. Par contre, l’esprit qu’un tel travail permet de développer, la conscience du danger, la perception de différentes distances, le travail sur l’intention, etc. ce sont là des compétences utiles dans bien des situations, martiales ou non d’ailleurs. Tout ceci pour dire qu’il faut donc rester prudent avec le vocabulaire que l’on emploie et préciser ce que l’on entend par « martialité », expression qu’il ne faut d’ailleurs pas confondre avec brutalité.
Ensuite, il y a un aspect supplémentaire qu’il me semble intéressant d’évoquer… Lorsqu’un travail combatif respecte les lois de la biomécanique de manière dynamique et cohérente, il devient significativement esthétique, l’aspect martial et l’aspect artistique se complétant alors et n’étant plus du tout antithétiques. Cela vient en fait au moins partiellement de la procédure évolutive de l’enseignement traditionnel japonais dans les arts martiaux. Dans celui-ci, au début de sa pratique, le débutant peut être considéré comme un apprenti artisan qui, au fil du temps, en vient à simplifier économiquement ses gestes, à les raffiner en une épure qui est proche de la démarche d’un artiste. Quand le mouvement est économe, épuré, quand tout ce qui était superflu dans le geste du débutant a été élagué… son travail devient alors esthétique, la vraie richesse et la beauté du mouvement résidant dans la discrétion mise dans l’action et dans la sensation d’absence d’efforts visibles. Le temps est nécessaire pour y parvenir, cela ne pouvant être obtenu après les quelques semaines – même intenses – dispensées lors de la plupart des formations militaires dont le but est avant tout d’obtenir une certaine efficacité le plus rapidement possible. Et puis, il faut avouer que ce n’est pas le but premier des armées d’amener à un raffinement plus social que guerrier comme c’est le cas dans les Budo modernes.
En fait ce sont ces éléments qui me font finalement penser que nous pratiquons moins un art martial que policier. Il y a de nombreuses traces de ce phénomène au Japon, comme le fait que de nombreux policiers pratiquent nos disciplines et que certains experts renommés – tel Maître Shioda – ont régulièrement assuré la formation de la police tokyoïte lors des cours spéciaux dédiés à leurs membres. Nombre des techniques que nous utilisons sont clairement utilisables pour des manœuvres d’interpellation, comme Sankyo ou Hiji Kime Osae qui sont tout à fait sont exploitables pour maîtriser un individu et éventuellement l’emmener au poste…
Aïkido Journal : Est-ce que l’aïkido a changé pour vous ?
JM : Oui mais il a plus changé dans les méthodes éducatives avec lesquelles nous travaillons maintenant et la compréhension que nous en avons que par ses fondations. Ce n’est pas facilement dissociable bien sûr car, comme je viens de le mentionner, auparavant nous suivions le système japonais qui prévalait, nous devions avant tout être capables de copier ce que l’on voyait et de le répéter pendant une dizaine d’année avant d’espérer commencer à le comprendre. Un tel système n’est pas forcément inutile et fonctionne très bien, surtout au Japon où c’est la méthode majoritairement employée dans l’enseignement. Cette approche présente un gros avantage, car elle évite de trop intellectualiser puisque l’on ne verbalise pratiquement pas, mais en même temps, elle est loin d’être directement accessible à la tournure d’esprit de bien des occidentaux car nous sommes quand même plutôt cartésiens et pétris par l’idée qu’il faut d’abord comprendre pour bien faire. Donc la méthode répétitive privilégiée par les japonais est loin de correspondre à l’ensemble de notre population.
Dans tous les cas, il ne faut bien sûr pas oublier que, même si des explications ont été fournies, le travail corporel reste indispensable pour amener l’apprenant à appréhender le côté physique et technique de la manière la plus complète qui soit, la plus adaptée possible à son corps comme à son intelligence.
Je pense que ces difficultés se sont un peu aplanies car les perceptions pédagogiques ont beaucoup bougé en Europe depuis les années 70 et pas seulement en ce qui concerne l’aïkido. J’ai eu la chance de travailler sur la pédagogie tout au long de ma carrière professionnelle et je sais que si elle n’est peut-être pas l’alpha et l’oméga, elle ne doit pas être figée si elle veut demeurer un outil utile. En clair un bon technicien n’est pas forcément un bon pédagogue et le résultat en est que ses cours peuvent ne pas être satisfaisants mais l’inverse est probablement plus toxique, à savoir quelqu’un qui enseigne bien quelque chose d’erroné…
Et, bien sûr, comme j’ai suivi ma formation pour le brevet d’État dans les années 70 pour le 1er degré puis au milieu des années 80 pour le 2e degré, dans des cursus offerts par l’INSEP (l’Institut National des Sports, de l’Expertise et de la Performance où s’entraînent les athlètes de Haut Niveau) j’ai pu bénéficier des réflexions sur la pédagogie, sur le mouvement et la corporalité, réflexions qui étaient comme je viens de l’évoquer en plein développement dans ces années-là. J’ai alors été formé entre autres par des médecins du sport – majoritairement pratiquants de judo et recrutés par la FFJDA – qui ne se cantonnaient cependant pas au monde des arts martiaux mais étudiaient également le geste sportif dans d’autres activités corporelles. Les quelques aïkidokas et karatékas présents étaient très minoritaires, les participants se destinant principalement à devenir des professionnels de judo. Les options pédagogiques qu’il nous était alors donné d’étudier m’ont amené à réfléchir sur le principe de répétition qui, déjà à l’époque, me semblait ne pas forcément correspondre à tous les publics.
J’avais bien conscience que ce type de travail pouvait certes être utile car le principe d’imprégnation agit sur la durée mais il me semblait évident que l’utilisation de son cerveau n’était pas pour autant inconcevable… La « sur-mécanisation » d’un geste peut amener à une sorte d’automatisation qui ne mène pas forcément à la spontanéité lors d’un combat alors que c’est l’une des compétences nécessaires à la gestion efficace d’une bagarre. Dans le modèle éducatif mis en place par les arts martiaux japonais, l’emploi du principe formateur du « Tanren » (la forge du corps) fait partie d’un éventail d’étapes visant à amener l’efficacité mais ce n’est cependant pas forcément une panacée. En effet, la spontanéité, l’intuition – née du détachement — sera d’autant plus opérante qu’elle aura été accompagnée par une réflexion intelligente au fil de la formation.
Pour être plus précis, en Aïkido, traditionnellement, et comme le montrait Maître Morihiro Saïto, le parcours qu’il s’agit de suivre lors de la formation se fonde sur l’idée que l’on doit d’abord apprendre à gérer le principe action / réaction (attaque / défense) via une forme « Go no Geiko ». Ensuite, ces bases étant posées, il s’agira de passer à un travail plus fluide où attaque et défense se produiront en un temps unique dans la forme « Ju no Geiko ». A terme, on peut espérer qu’une troisième organisation prendra place, celle de « Ryu no Geiko », dans laquelle la prescience, l’intuition, permettront de provoquer l’attaque, de l’« appeler ». Enfin, ces évolutions sont censées amener à une quatrième étape, plus proprement énergétique car utilisant le Ki… ce qui n’est pas à la portée de tout le monde ! Si les premières étapes peuvent fonctionner relativement facilement avec des pratiquants japonais qui sont déjà imprégnés socialement et scolairement par un tel mode opératoire, il semble plus prudent de ne pas trop s’attarder sur l’étape « Go no Geiko » avec des occidentaux qui montrent une certaine propension à confondre fermeté et rigidité, le risque étant de les voir arriver rapidement à des situations de blocages, figées à cause d’un excès de zèle.
Il n’y a pas très longtemps, j’ai re-visionné des films des Maîtres Tamura, Noro et Sugano tournés dans les années 70… Tout était extrêmement mobile, avec des mouvements félins dans le cas des deux premiers et plus dans le style des ursidés pour le troisième mais dans tous les cas, les mouvements étaient amples et restaient toujours extrêmement souples en fait.
Dans les arts de combat, dans les années 80 90, les lignes ont donc au fond beaucoup bougé quant aux moyens pédagogiques employés. Pour certains cela a été avec excès, avec des approches trop intellectuelles, et parfois stéréotypées, parfois même au détriment d’un minimum de réalisme combatif. Mais ces épiphénomènes, ces à-coups au travers du temps, ont probablement permis à l’aïkido de rester finalement vivant. Et je pense qu’il faut garder ce côté-là. Quand on regarde les films ou Ueshiba Kisshomaru apparaît, on peut voir combien ses mouvements étaient élégants, alors qu’il avait déjà bien dépassé les 70 ans. Son fils Moriteru qui se rapproche maintenant de cet âge-là a conservé la même distinction. Tous les deux auront été des ambassadeurs de choc, des représentants de la discipline, un peu comme la reine d’Angleterre l’est pour la Grande-Bretagne, toutes choses égales par ailleurs, bien sûr !!! Les Doshus successifs sont les conservateurs du « Style Aïkikaï » et sont donc obligés de proposer une certaine image (qui peut sembler figée tellement elle est devenue lisse) certes avec beaucoup de dynamisme même si, là encore, il ne s’agit pas de bouger pour bouger…. Lorsqu’il travaillait en Suwari Waza à la fin de sa vie, O’sensei se déplaçait très peu mais ce qu’il faisait lui suffisait pour faire fonctionner la machine car il guidait les attaques et le mouvement corporel de ses Ukés. Une fois de plus, il faut bien sûr se méfier de ce qui relève de l’apparence, du visuellement captable, et la réalité de l’échange. Il s’agit d’un jeu en vérité plus complexe qu’il ne le paraît puisque O’sensei captait l’attaque en permanence, la précédait, l’attirait, l’aspirait. C’était le résultat du travail d’une vie, il était centré et n’avait donc besoin de se déplacer que d’une façon minimale, ses partenaires gravitant en périphérie de son corps…
Concernant le travail à genoux, on ne peut bien sûr pas escompter la même chose d’un débutant, surtout s’il n’est pas japonais et qu’il doit tout découvrir avec précaution. Souvent plus lourd que ne l’étaient les Japonais dans les années 50 60, plus âgé que par le passé, le débutant occidental n’a généralement pas l’habitude de se tenir à genoux. Il faut donc l’aider à s’adapter et ne pas lui imposer de trop longues stations à genoux comme nous avons pu le vivre par le passé, usant nos genoux parfois jusqu’à trois heures d’affilée avec souvent trop d’intensité. À très court terme le travail en Suwari Waza peut apporter certains outils intéressants dans la formation mais c’est là un travail à aborder avec discernement parce qu’il peut provoquer des problèmes rédhibitoires et amener le pratiquant à arrêter l’aïkido, ce qui serait regrettable. De toute façon, pour tous les exercices, à genoux ou debout, il vaut toujours mieux réfléchir intelligemment à une approche saine qui protège le corps sur la durée que lui imposer des exercices traumatisants ou inadaptés.
Pour en finir sur la pédagogie en aïkido, ses évolutions nous ont permis de nous positionner de manière plus fine, plus intelligente et nous ont permis de comprendre qu’il faut trouver un équilibre entre le côté répétitif, le recopiage, voire le clonage et une réflexion amenant à comprendre comment fonctionne un bras de levier, quelle pression il est utile d’exercer ou non, comment le corps fonctionne bio-mécaniquement et puis… il faut aussi laisser la place au ressenti !
Aj : pourquoi penses-tu que l’on a une crise actuellement dans l’aïkido ?
JM : La crise de fréquentation des dojos d’aïkido a diverses origines. Déjà il y a deux ou trois ans, le Ministère de la Jeunesse et des Sports avait fait un bilan de la baisse de fréquentation des clubs sportifs « classiques » en France, là où les associations utilisent un cadre institutionnel un peu Napoléonien, républicain et fonctionnent majoritairement dans le moule de la loi de 1901. Les résultats ont été étonnants puisqu’une baisse de 20% du nombre de licenciés a été constatée ces dernières années. L’évolution des mentalités a fait que les gens n’ont plus trop envie de systématiquement rentrer dans un système associatif. Peut-être sont-ils un peu plus individualistes qu’auparavant… ? En tout cas, ils vont plutôt participer à des activités avec des amis, mais sans forcément s’inscrire dans une association, avec des statuts qui peuvent être perçus comme contraignants. L’exemple peut-être le plus parlant est celui des randonnées effectuées avec des proches, comme cela s’est beaucoup développé dans le milieu sportif français. Dans un type d’activité extérieure similaire, on trouve l’escalade, avec deux ou trois personnes qui vont louer temporairement les services d’un guide, d’un encadrant. Les individus semblent de plus enclins à vivre cela en autonomie, sans les contraintes qu’ils pensent « imposées » par les associations sportives, les clubs sportifs, qui sont perçus comme étant un peu trop pesants…
Cette perte de licenciés touche l’aïkido bien sûr, mais aussi le judo, le karaté, les disciplines de combat. Je sais qu’il y a de grosses interrogations quant à l’avenir de nos disciplines. Les instances de la FFJDA se posent des questions parce que le judo compte de très nombreux professionnels et que pour être professionnel il faut attirer des pratiquants qui sont également des « clients ». Pour pérenniser la profession, il faut donc chercher et trouver des solutions pour que l’attraction exercée par la discipline continue à exister. Heureusement pour eux, les défections touchent plutôt les adultes et, comme la grande majorité des judokas en France est composée d’enfants, l’ensemble reste –pour le moment – suffisamment dynamique.
Il y a donc sûrement un aspect sociologique dans la diminution de la fréquentation de nos dojos mais ce n’est sûrement pas la seule cause de cette désaffection. A priori, un transfert s’est opéré progressivement dans notre domaine, consécutif de l’émergence récente de disciplines concurrentes qui se sont installées de plus en plus solidement sur le territoire alors qu’elles n’étaient que minoritaires – voire inexistantes – dans les années 70/80. Pour le public, ces disciplines paraissent plus rapidement performantes, plus efficaces. Au premier rang d’entre elles, on trouve le Krav Maga (« combat au corps à corps sans arme » en hébreu) et le BJJ (Brazilian Jiu Jitsu) mais aussi des pratiques qui passent pour plus réalistes mais sont aussi plus violentes, comme le MMA (Mixed Martial Arts). En parallèle, il y a aussi une partie de la population qui se tourne à nouveau vers la boxe, principalement anglaise. Il n’est pas difficile de comprendre l’attrait que représentent de telles pratiques, c’est la quête (illusoire ?) d’une efficacité à court terme… Pourtant, dans ces disciplines la tournure d’esprit est différente. La spécificité – que j’ai déjà évoquée – de l’aïkido, du karaté et du judo c’est la dimension culturelle qui sous-tend nos pratiques, même si celle-ci est malheureusement maintenant souvent réduite à sa plus simple expression dans de nombreux clubs de judo. C’est cet aspect culturel qui n’existe de manière similaire ni en boxe, ni dans le MMA ou dans le Krav Maga.
Certains de mes jeunes amis s’étaient mis au MMA. Ils y ont trouvé un travail corporel intéressant, mais ont également assisté à plusieurs accidents amenant des blessures. La situation est similaire pour le Jiu Jitsu Brésilien, il y a apparemment beaucoup de lésions qui sont à déplorer et pas seulement en combat mais également lors des entraînements. Ces deux sports attirent généralement des pratiquants plutôt jeunes, âgés de 20 et 35 ans, rarement plus, parce qu’une condition physique sans faille et un corps jeune y sont quasi incontournables même si, comme dans les autres disciplines, la technicité va en augmentant avec les années. Le karaté a lui aussi vu une partie de sa population disparaître, les jeunes s’orientant actuellement plus vers d’autres techniques « pieds/poings » comme la boxe française ou le full contact, le TaekwonDo… Le halo de mystère qui entourait la pratique des arts japonais s’est estompé et l’intérêt pour la culture japonaise s’est déplacée vers les manga, le cinéma…
Du point de vue de l’intérêt pour les gymnastiques d’entretien et de santé permettant d’aborder le travail sur l’énergie, beaucoup plus gens se tournent dorénavant vers le Taï Chi Chuan, ce vent qui souffle depuis l’Empire du Milieu plus que depuis le Pays du Soleil Levant. Ces pratiques présentent l’avantage de proposer un côté combatif « indirect » mais aussi un côté santé. Ce côté « forme physique » est à trouver dans la partie gymnastique d’entretien qu’est le Qi Gong (habituellement traduit par « Travail de l’énergie » ou « Méthode et efficience du souffle ») que le Taï Chi propose. C’est ce genre d’approches qui de nos jours semble intéresser plutôt la partie de la population française âgée de plus de 50 ans qui, comme l’INSEE le précise représente, en 2019, plus de 39 % des français recensés, c’est-à-dire potentiellement plus de 26 millions de français…
Je pense donc qu’avec toutes ces possibilités, il y a une dispersion des intérêts, et que c’est aussi pour cela que l’aïkido voit une partie de ses pratiquants disparaître, ou se tourner vers d’autres activités.
Est-ce qu’il faut en avoir peur ? Je ne sais pas, il y a toujours des cycles et il est fort probable que le côté culturel continue à intéresser une partie des pratiquants potentiels. Il y a aussi l’absence de compétition qui reste un élément fort pour les gens qui viennent à l’aïkido parce que même lorsqu’on a 25 30 ans et surtout après, on n’a pas forcément envie de participer à des compétitions, de se trouver dans des situations de contestation mutuelle, les gens qui veulent montrer qu’ils sont plus forts vont généralement vers des sports de confrontation directe, comme la boxe ou autre chose. Donc, je n’ai pas vraiment d’inquiétude sur le très long terme, mais à moyen terme la situation est un peu préoccupante, les gens se positionnent différemment. Et il y a aussi des éléments qui sont liés au vieillissement des cadres de la discipline, les sixièmes et les septièmes dans qui ont pour la plupart passé les 50 ans. Cette tranche d’âge n’existait pratiquement pas avant, les cadres étaient plus jeunes et n’étaient d’ailleurs dans les années 70 que troisième ou quatrième dan. Donc nous allons finir par avoir une pyramide inversée, dans le temps il y avait beaucoup de débutants et des jeunes, et peu de gradés, et, progressivement, le niveau technique s’est amélioré, et nous allons finir par avoir autant de gradés que de débutants. Quelle va être la possibilité de renouvellement de la population ? La réponse devra venir des plus gradés qui en enseignant devraient continuer à faire passer un message dynamique à la jeunesse. C’est difficile de prévoir à l’avance comment cela va évoluer.
Aj : Y-a-t-il plus de vieux ou de jeunes ?
JM : C’est une bonne question, aujourd’hui parmi les participants de notre stage d’été (à Saint Félicien en Ardèche) il y a une première moitié du groupe qui est composée de jeunes dont l’âge va jusqu’à la trentaine et une seconde moitié qui est quant à elle constituée de pratiquants dont les âges se situent plutôt entre 50 et 60 ans. On constate donc une sorte d’absence de représentants de la tranche des 35 ans à 50 ans et c’est un phénomène assez récent dans la plupart des stages car par le passé il y avait une sorte d’étalement des âges des pratiquants… Au niveau humain, ce cocktail reste cependant intéressant car c’est pour les jeunes l’occasion de pratiquer avec des gens généralement plus matures techniquement, plus calmes, la contestation physique n’étant pas vraiment à l’ordre du jour entre ces deux générations. Et pour les personnes plus âgées, c’est également positif car cela leur permet de conserver des liens avec des pratiquants plus jeunes.
Cette situation reste néanmoins préoccupante. Au niveau de la ligue Ile de France de la FFAB – j’y suis Animateur de la Commission Technique –une réflexion sur les passages de grade est menée. Nous cherchons à donner aux pratiquants des outils pour que leurs passages de grade soient le plus possible des moments d’épanouissement et non de frustration comme c’est parfois le cas. Et nous nous sommes aussi donné comme but de trouver en amont les moyens de stimuler l’intérêt de ces personnes, de les amener à venir pratiquer en stage, à sortir du cadre protecteur de leurs dojos… La question est difficile, bien sûr, car nous ne sommes pas dans leur tête. Parallèlement nous nous sommes interrogés sur les meilleures façons d’amener des enfants à pratiquer l’aïkido. Ce sont souvent les parents qui proposent. L’aïkido est une discipline relativement complexe au niveau psychomoteur et son enseignement doit être adapté à l’âge et aux moyens de l’enfant. Cela fonctionne énormément par l’intérêt que ressent l’enfant pour la discipline mais surtout grâce au charisme du professeur. Et quand l’enseignant est vieillissant, il n’a plus forcément toujours envie d’organiser des jeux avec les gamins même si ce sont des exercices ludiques préparant intelligemment aux futures techniques, ce n’est pas toujours évident de continuer à y trouver un intérêt. Donc en effet il y a une réflexion qui est menée, mais là encore, nous ne sommes pas du tout certains que le public soit au rendez-vous.
Un temps, il a été de mise de critiquer Steven Seagal car c’était du cinéma ce qu’il faisait, il en rajoutait, il était grand, il était fort, donc bon c’était assez facile pour lui… C’est vrai que c’était une sorte de publicité pour l’aspect (inutilement ?) violent que l’Aïkido peut recouvrir dans des logiques de confrontation comme l’Aïki-Jutsu d’avant-guerre. Mais en tout cas, ses films ont eu l’effet avantageux d’amener pas mal de gens dans les dojos car c’était flashy, impressionnant, il y avait quelque chose qui bougeait, c’était vivant, et cela avait l’air efficace. Maintenant, le soufflé est franchement retombé mais on ne peut pas nier qu’il ait eu un effet positif. Il est à mettre au même niveau qu’Arnold Schwarzenegger ou Sylvester Stallone avant lui, ces acteurs qui, de leur côté, ont eu un effet positif sur la fréquentation des salles de musculation. Les gens se sont dit « je veux faire ça », c’était stimulant, maintenant il n’y a plus de Steven Seagal en aïkido ; les personnes qui sont les plus stimulantes au niveau national voire à une échelle internationale sont des personnes comme Christian Tissier en France ou Patricia Hendricks aux Etats-Unis. Ils ont su intelligemment allier une partie de la transmission de la culture japonaise avec une présentation qui est recevable par les occidentaux. Il faut donc trouver des « catalyseurs » de ce type afin que cela renouvelle le public et amène du sang neuf. Il est en effet urgent de prévoir une relève, il faut penser à l’émergence de nouvelles personnalités mais il est difficile de se faire un nom dans notre milieu où le poids des anciens est très conséquent.
Aj : Si tu peux faire un bilan, qu’est-ce qu’il reste pour toi de Maître Tamura ?
JM : Maitre Tamura était pour la FFAB en France mais aussi à l’étranger le contrepoids de Christian Tissier pour la FFAAA. Ce que je peux constater depuis sa disparition est un peu particulier. Si l’on regarde le travail des derniers élèves de Maitre Tamura, ceux qui l’ont suivi régulièrement pendant les dix dernières années de sa vie, jusqu’en 2010, on peut constater qu’ils fondent leur propre travail sur celui d’une personne septuagénaire. Donc ils n’ont pas pu avoir la même lecture de son travail que celle dont ma génération a pu bénéficier dans les années 70 alors que nous avions le même âge qu’eux ont eu dans les années 2000. J’ai commencé à fréquenter les stages animés par Maitre Tamura alors que cela ne faisait pas 10 ans qu’il vivait en France. Sa maîtrise du français était encore approximative et beaucoup de choses passaient par le geste et surtout le contact. Sa connaissance de la situation et la façon dont les Européens fonctionnaient n’était alors pas encore aboutie et sa pédagogie était du type « Je vous montre, je vous fais ressentir et vous répétez ». Il en est intelligemment venu à affiner ses conseils et ses consignes en prenant en compte les différentes manières d’agir et de penser auxquelles il était confronté car il avait une grosse qualité d’adaptabilité aux situations. Je pense que le discours des derniers élèves qui avance que « ceux qui n’ont pas vécu les 10 dernières années du maître n’ont pas bénéficié à la perfection qu’il a atteint à la fin de sa vie » sonne assez faux et manque peut-être un peu de modestie. Je ne doute pas que le passage du temps leur permettra de mettre tout cela en perspective…
Quand Maître Tamura est arrivé en France en 1964 avec son épouse Rumiko, il s’est d’abord installé à Marseille mais il est bien sûr venu assez rapidement à Paris (en 1965) – afin de rendre visite à son ami, Maître Noro. Il avait alors un peu plus de trente ans. J’étais trop jeune pour y être mais les élèves qui étaient présents racontaient qu’il était resplendissant et que ses mouvements étaient amples comme ceux de maître Noro, que c’était extrêmement dynamique et enthousiasmant. Quand je l’ai moi-même rencontré au début des années 70, il en allait toujours de même, les techniques qu’il présentait étaient effectuées avec de larges mouvements énergiques, et nous avions tous envie de faire la même chose, nous l’aurions suivi au bout du monde. A la fin de sa vie, son corps avait évolué, les responsabilités, la construction puis la gestion de la fédération, les conflits avec l’autre fédération, tout cela avait pesé sur lui, sa vie s’en était complexifiée. Il ne pouvait pas former de la même façon le petit groupe que nous formions au début et la masse de personnes face à lui lors de ses derniers stages. Du groupe d’amis des débuts aux personnes plus intéressées par un pouvoir un peu dérisoire que par la recherche sur le tapis, il a dû naviguer là-dedans alors que ce n’était franchement pas ce qu’il intéressait le plus.
Jean-Marc Chamot, uké de Maître Tamura.
Années 80 (Lesneven, Bretagne)
Entretien effectué par Horst Schwickerath pour www.aikidojournal.fr N° 72,73 & 74FR
À suivre dans la PARTIE II