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Mardi 15 décembre 2020

Mémoire de la guerre et film d’aventure

L’Héritage des 500.000 (Gojūman-nin no isan), Japon, 1963

Par Andrea Grunert, Docteure en cinéma, Enseignante à l’Université Protestante de Bochum (Allemagne), amie et ancienne collègue de Jean-Marc Chamot.

(Paru initialement sur le site Le blog Droit et cinéma le 10 avril 2019).

L’Héritage des 500.000, le seul film réalisé par Toshirō Mifune, a bénéficié d’une sortie en salles en France en une version restaurée, au mois d’avril 2019. Mifune, une des grandes stars du cinéma japonais et une des rares vedettes nippones internationalement reconnues, avait fondé sa maison de production en 1963. Il joue le rôle principal dans son film qui est une co-production des Productions Mifune avec Takarazuka à Osaka, une filiale du studio Tōhō à Tokyo.

Mifune et Kurosawa : une relation prolifique qui a marqué l’histoire du cinéma

Mifune (1920-1997) a fait sa première apparition à l’écran dans le film de gangsters La Montagne d’argent/Ginrei no hate de Senkichi Taniguchi en 1947. Il est devenu ensuite l’acteur fétiche d’Akira Kurosawa avec qui il a tourné seize films de 1948 à 1965. Ainsi, est-il la vedette de plusieurs films-phares de l’histoire du cinéma dont Rashōmon (Japon, 1950) et Les Sept Samouraïs/Shichinin no samurai (Japon, 1954). C’est avec Le Garde du corps/Yojimbō (Japon, 1960), l’histoire d’un rōnin (un samouraï sans maître) que les deux hommes ont renouvelé le jidai-geki (genre historique dont l’action est généralement située dans l’époque dite « Edo » ou « Tokugawa », c’est-à-dire durant le règne des shogun Tokugawa de 1603 à 1867), en subvertissant ses conventions par un mélange de dynamisme et d’humour. Le héros désenchanté incarné par Mifune est devenu un modèle qui a laissé son empreinte sur le cinéma mondial. L’acteur, capable de changements d’expression rapides, était l’interprète congénial de Kurosawa, cinéaste préoccupé par le mouvement. Ce dernier a évoqué l’esprit inventeur de son protégé qu’il avait du mal à contrôler : « Quand vous lui dites une chose, il en comprend dix. J’ai décidé de lui rendre sa liberté. » (Donald Richie, The Films of Akira Kurosawa, Berkeley, Ca., Berkeley University Press 1996, p. 49).

Pour sa première réalisation, Mifune s’est entouré de plusieurs Kurosawa-gumi, des collaborateurs fidèles du cinéaste. Le scénario est signé Ryūzō Kikushima qui a co-écrit plusieurs scénarios avec Kurosawa, dont celui du Garde du corps. Parmi les acteurs, il y a Tatsuya Nakadai, Tatsuya Mihashi, Tsutomu Yamazaki et Yoshio Tsuchiya avec qui l’acteur-réalisateur a travaillé dans des films de Kurosawa. Le chef-opérateur Takao Saitō, le chef décorateur Yoshiro Muraki, le compositeur Masaru Satō, l’ingénieur du son Fumio Yanoguchi et la scripte Teruyo Nogami, tous collaborateurs de longue date de son grand mentor, ont épaulé Mifune. Le nom du premier assistant Shigekichi Tamae apparaît au générique tout de suite après celui du réalisateur en tant que conseiller à la mise en scène : un geste de reconnaissance pour ses services rendus dans un grand nombre de scènes dans lesquelles Mifune est devant la caméra. Stuart Galbraith remarque dans son ouvrage sur Kurosawa et Mifune que cette pratique était répandue dans le cinéma japonais des années 1930 et 1940 mais ne l’était plus dans les années 1960 (Stuart Galbraith IV, The Emperor and the Wolf : The Lives and Films of Akira Kurosawa and Toshiro Mifune, New York/Londres : Faber and Faber, 2002, p. 366). Le fait de la faire revivre témoigne de la modestie et de la générosité de Mifune. Dans ses mémoires, Teruyo Nogami se souvient que Kurosawa, dont le nom n’apparaît pas au générique, aurait contribué au montage. C’est lui qui a exigé d’ajouter quelques gros plans de Mifune qui ont été alors tournés dans une forêt près du studio (Teruyo Nogami, Waiting on the Weather : Making Movies with Akira Kurosawa, Berkeley, Ca., Stone Bridge Press, 2001, p. 247).

Mifune, dont la filmographie comprend plus de 160 films et séries de télévision, est devenu acteur par hasard et seulement de manière hésitante quand il était à la recherche désespérée d’un travail dans le Japon dévasté de l’après-guerre. L’Héritage des 500.000 reste sa seule aventure dans la mise en scène. Les véritables raisons de cet unique passage à la réalisation sont restées dans l’ombre. Nogami donne une explication possible : « (…) je ne peux imaginer que l’idée soit venue de lui, un homme d’un naturel si discret. Je pense qu’il a dû céder, malgré lui, aux flatteries du producteur Sanezumi Fujimoto ou même de la Tōhō. » (Nogami, op. cit., p. 244).

Le film et son contexte

Le film relate le périple dangereux de cinq hommes à la recherche d’un trésor caché. Mitsura Gunji (Nakadai), un homme d’affaires louche, kidnappe son ancien camarade de guerre Takeichi Matsuo (Mifune) qu’il soupçonne de connaître l’endroit où le trésor est caché. Accompagné de Keigo (Mihashi), le frère cynique de Gunji, et de trois de ses complices, Matsuo est envoyé dans le pays du Sud-Est de l’Asie afin de retrouver des pièces d’or forgées par des Japonais durant la guerre du Pacifique pour soutenir la monnaie philippine.

Disons-le en toute franchise : L’Héritage des 500.000 n’est pas une chef d’œuvre. Alors, pourquoi s’y attarder ? Sans vouloir cacher ma profonde admiration pour l’acteur (voir http://sensesofcinema.com/2017/feature-articles/toshiro-mifune-between-extravagance-and-subtlety/), le sujet de ce film d’aventure qui lie l’action à la réflexion sur la mémoire de la guerre mérite que l’on s’y arrête ne serait-ce que pour le remettre dans son contexte cinématographique et historique. Le trésor caché établit le lien direct avec la guerre de 1937 à 1945 : l’or du général Yamashita attire encore de nos jours des chasseurs de trésor. La légende raconte que les pièces d’or fabriquées en 1942 avaient été abandonnées par Yamashita et ses soldats quand ils s’étaient réfugiés dans la montagne de la région de Luçon après la prise de Manille par les Américains en 1944. L’armée japonaise a été anéantie ; l’or a disparu. Dans le film, la chasse au trésor devient vite un prétexte à l’exploration de l’être humain, le véritable ennemi se trouvant à l’intérieur de soi-même. Il se peut que Mifune n’ait pas eu les moyens financiers de rémunérer beaucoup de figurants. Les menaces extérieures (émanant de la police philippine, le peuple montagnard des Igorots) sont évoquées par la parole plutôt que sur le plan de l’action spectaculaire. En revanche, les conflits internes fragilisent le groupe dès le début. D’autant plus que Matsuo ne fait pas le voyage de son propre gré, mais est forcé de l’accepter pour sauver sa fille. Matsuo est le Japonais-type de son époque qui a fait une belle carrière comme cadre supérieur dans une entreprise réputée. Mifune, en veste complet, la serviette serrée contre le ventre, apparaît comme l’incarnation parfaite de l’homme ordinaire. Pourtant il est le premier à se révolter contre Keigo, le capitaine du bateau qui ramène le groupe à son lieu de destination, quand celui-ci refuse d’aller au secours d’un naufragé luttant pour sa survie dans la mer infestée de requins. Une fois dans la jungle philippine, Matsuo regagne sa stature d’officier expérimenté. Ainsi, connaît-il la signification des tambours des Igorots, signalant l’arrivée d’étrangers sur leur terrain.

Satisfaire l’image de l’acteur

Bien que Kurosawa ait fait attention à lui donner des rôles les plus variés, l‘image publique de l’acteur Mifune repose, à partir des années 1950, sur la figure du samouraï et autres personnages de combattants. Ainsi, incarne-t-il le légendaire bretteur Musashi Miyamoto dans La Légende de Musashi/ (Japon, 1954) et dans les deux autres films (1954-1956) de la trilogie réalisée par Hiroshi Inagaki. Mifune est en tête d’affiche de maints autres jidai-geki de l’époque, inspirant le samouraï, symbole de la masculinité japonaise, par son propre charme et son jeu nuancé. Tout comme dans les films de Kurosawa, il apporte une grande humanité à ses personnages ce qui rend vivantes même les figures les plus stéréotypées et n’enlève pas toute sympathie avec des personnages négatifs. Kurosawa l’a décrit ainsi : « Mifune est tout simplement trop bien bâti. Il ne peut pas s’empêcher d’apporter sa propre dignité à ses rôles. » (Richie, op. cit., p. 133). Cette dignité, on la retrouve aussi dans les films d’aventure tels que Nippon tanjō (1959, Hiroshi Inagaki) et dans la plupart des films de guerre que l’acteur a tournés avant (et après) L’Héritage des 500.000, dont Hawai Middouei daikaikūsen : Taiheyō no arashi (Japon, 1960) et Taiheyō no tsubasa (Japon, 1963), tous les deux réalisés par Shūe Matsubayashi. Dans son propre film, l’attente des spectateurs est comblée : Mifune joue un personnage héroïque, bien que loin du superhéros incarné par le garde du corps. Non seulement le protagoniste est pris en otage, mais il est aussi témoin impuissant quand l’ancien soldat japonais venu à son secours est tué par son épouse Igorot. Cependant, Matsuo est un personnage moralement intègre et profondément altruiste. Non seulement Mifune répond à son image de marque héroïque, mais il nourrit le personnage de ses propres convictions et de sa personnalité d’homme généreux dont beaucoup de ses collaborateurs font l’éloge. Nogami mentionne qu’il a tout fait pour créer une bonne ambiance pendant le tournage, par exemple en préparant du café pour l’équipe. Elle se rappelle que l’acteur-réalisateur qu’elle connaissait depuis le tournage de Rashōmon en 1950, aurait invité ses collaborateurs et leurs familles à la source chaude d’Arima après la fin du tournage et qu’il aurait traité les habitants des Philippines avec le plus grand respect (op. cit., p. 246-248). L’image publique et le statut de star de Mifune jouent aussi un rôle, bien qu’anecdotique, à un moment assez bizarre dans lequel le conducteur d’une limousine qui poursuit les cinq Japonais, portant des uniformes militaires, leur demande s’ils ont un médicament pour sa femme souffrante. Plus tard, on apprend que cet homme est le complice de leur ennemi qui les a observés depuis leur arrivé aux Philippines. Dans la-dite scène, Keigo donne de l’arinamin à l’inconnu. La caméra capte la boîte de ce supplément de vitamines pour lequel Mifune est apparu dans une publicité télévisée célèbre. Ce moment curieux est un geste de reconnaissance envers l’entreprise pharmaceutique Takeda, le producteur de l’arinamin et le sponsor du film.

L’image publique de l’acteur crée une dimension intertextuelle qui facilite l’identification avec le personnage principal et rejoint un discours moral. L’avidité est au centre du conflit, l’avidité qui aveugle et qui tue les sentiments humains. Les tensions dans le groupe révèlent le conflit des générations, opposant notamment Matsuo et le jeune rebelle Tsukuda (Yamasaki) que Matsuo traite comme un fils perdu qu’il cherche inlassablement à ramener sur le bon chemin. Notons que le côté didactique est encore plus prononcé dans les séries produites par la maison de production de Mifune dans les années 1970 et 1980 bien qu’elles le présentent de manière plus divertissante que L’Héritage des 500.000. Matsuo, contrairement à Keigo, croit en la bonté de l’être humain. Quand il apprend que les trois autres hommes se sont enfuis avec l’or en ayant abandonné Keigo, gravement blessé après une attaque au couteau de Tsukuda, il demande : « Le jeune aussi ? » Cependant, il est convaincu que les trois vont revenir, pendant que Keigo pense le contraire : « C’est parce qu’ils sont humains, ils ne le feront pas. » Matsuo a raison sans pouvoir empêcher la tragédie : « Keigo est mort. Il est mort sans retrouver la foi en l‘être humain. » On peut poser la question de savoir combien Mifune s’implique dans ce personnage préoccupé par autrui. Le film ne permet pas seulement le lien avec d‘autres rôles. L’Héritage des 500.000 anticipe l’intérêt pour l’être humain et le social exprimé dans des productions futures de la maison de production Mifune (intérêt qu’il partage avec Kurosawa), telles que les séries Kōya no sūronin (Japon, 1972) et Muhogai no surōnin (Japon, 1976).

L’aventure transformée en remontée dans le temps

L’image de Tokyo qui apparaît dans une séquence au début du film est celle des rues encombrées de voitures, symboles du Japon du miracle économique des années 1960. Gunji, l’homme d’affaire côtoyant le crime, son frère Keigo, le contrebandier, et leurs complices évoquent la corruption et le crime comme les maux profonds qui rongent la société, sujet exploré de manière bien plus complexe par Kurosawa dans Les salauds dorment en paix/Warui yatsu hodo yoku nemuru (Japon, 1960) dans lequel Mifune joue le rôle principal. Mifune se contente de l’effleurer en associant l’avidité avec la violence, voire les guerres. L’Héritage des 500.000 permet également d’établir des liens plus intimes entre l’acteur et le personnage qu’il joue et qui sont à leur tour attachés à l’expérience de la guerre. L’acteur-vedette était connu pour sa modestie et son sens de l’économie, des vertus que son personnage présente tout au début du film quand une des secrétaires de Matsuo jette une feuille de papier qu’il récupère : « Pas de gaspillage. On peut encore s’en servir. » Cette attitude révèle aussi bien le personnage de la fiction et l’acteur comme des hommes marqués par la misère de la guerre et de l’après-guerre.

Tout est soumis au passé violent qui hante le personnage de Matsuo comme elle a hanté Mifune (voir le film documentaire de Steven Okazaki sur Mifune : Mifune : The Last Samurai, 2016). Le conflit entre le bien et le mal opposant l’honnête Matsuo et les voyous est étroitement lié à la guerre de 1937 à 1945 ; le passé ne cesse de rejoindre le présent. La chasse à l’or se transforme en remontée dans le temps, non-dissociable du voyage intérieur. Le titre du film fait référence aux soldats japonais qui ont péri sur le sol des Philippines. Les premiers plans sont des images d’archives de la guerre. Une fois arrivés aux Philippines, les cinq hommes mettent des uniformes et traversent le pays dans une jeep militaire.

La guerre est le sujet permanent des dialogues : Matsuo et les hommes plus âgés du groupe évoquant leurs souvenirs de guerre, Matsuo, l’homme qui a caché les pièces d’or, se rappelant du temps vécu dans la région montagnarde dans laquelle il revient pour la première fois depuis 1944. Le sol philippin-même porte les traces de la violence passée. Les protagonistes découvrent à deux reprises des ossements de soldats japonais pendant leur retraite dans le paysage hostile sur lequel plane un danger invisible (le pont de suspension coupé, leur jeep brûlée par des mains invisibles) ressemble de plus en plus à une situation de guerre.

Matsuo est au centre du discours sur la mémoire. Un plan le montre seul devant le paysage vide, le corps rigide sous l’effet des souvenirs. Un gros plan de sa mine figée souligne sa tension encore plus. Il exprime le sentiment de culpabilité et de honte que l’on connaît chez beaucoup de survivants : « Je me sens responsable d’être en vie, tout simplement. » On pourrait reprocher à Mifune de ne s’intéresser qu’au sort des soldats japonais et son manque de vision critique de la politique impérialiste du Japon qui continue à exclure les victimes des Japonais. Les cruautés commises par l’Armée Impériale Japonaise ne sont évoquées qu’une seule fois – et de manière assez banale – quand Matsuo avertit les autres des Igorots qui pourraient se venger des pillages commis par les soldats en fuite. Le film s’inscrit dans un courant de films de guerre qui cherche à rétablir la figure du soldat japonais en l’humanisant. Ainsi, dans Taiheyō no tsubasa, sorti la même année que L’Héritage des 500.000, Mifune joue un officier très empathique qui cherche à protéger les jeunes pilotes sous son commandement. Mifune, à travers les souvenirs de Matsuo, évoque l’horreur de la guerre et le sort des soldats, restant conforme à l’idéologie dominante de son temps. Il serait pourtant trop facile de vouloir accuser le réalisateur d’un simple discours d’héroïsation ou de victimisation. L’Héritage des 500.000 se réfère à un contexte plus large et à l’idée selon laquelle les Japonais de la société de consommation ont tendance à effacer la guerre de leur mémoire. Dans les années 1960, marqués par le développement industriel et économique rapide du Japon, la mémoire de la guerre s’est « fanée » comme l’exprime Yukata Yoshido (Heishi tachi no sengoshi [A Postwar History of Soldiers], Tokyo, Iwanami shoten, 2011, p. 104, cité par Hiroshi Kitamura, “Wild, wild war: Okamoto Kihachi’s politics of the Desperado films”, in Tam King-fai, Timothy Y. Tsu et Sandra Wilson, dir. Chinese and Japanese Films on the Second World War, New York: Taylor & Francis, 2014, p. 116). Matsuo avoue d’avoir lui-même oublié le passé. Mais, à force de refaire le sens inverse du chemin que lui et ses camarades morts ont fait après leur défaite en 1944, le passé s’empare à nouveau de lui. Malgré un conformisme évident, L’Héritage des 500.000 semble en premier lieu exprimer le besoin profond de son réalisateur – besoin patriotique et besoin psychologique, voire humain – de souligner l’absence-présence de la guerre que rien n’apaise dans sa propre vie et dans celle de maints soldats. Mifune, en évitant un discours critique sur les actes de cruauté commis par ses compatriotes, se limite sagement à sa propre expérience, n’ayant pas connu les champs de bataille. Il était affecté en 1939 et plus tard stationné sur une base aérienne sur l’île de Kyushū où il a dû servir le saké d’adieu aux jeunes pilotes envoyés en missions de suicide. Dans des diverses interviews il s’est souvenu avoir été maltraité, entre autres à cause de son caractère rebelle ou tout simplement, parce ce que sa voix grave déplaisait à ses supérieurs.

Son film montre l’idée de futilité et de cruauté de la guerre en se servant de la remontée dans le temps afin de dénoncer la violence continue dans une société qui se contente des apparences. De même, il souligne la nécessité de la mémoire, si sélective qu’elle soit. Le conflit des générations est construit autour de cette expérience de guerre vécue par un ancien soldat qui fait face à une jeunesse qui rejette les souvenirs de la guerre devenus gênants. Tsukuda, un mélange de jeunes rebelles que Mifune a joué dans des films de la fin des années 1940 dont La Montagne d’argent et L’Ange ivre (Yoidore tenshi, 1948, Kurosawa), dit à Matsuo qui, d’un geste paternel, l’avait couvert d’une couverture, qu’il ne supporte pas la gentillesse. Mais surtout, les récits de la guerre l’ennuient. Pour lui, l’après-guerre était pire que la guerre dont il n’a sans doute qu’un vague souvenir. Plus tard, la découverte de la caverne pleine d’ossements choque le jeune, ce que révèle son regard furtif vers l’ouverture de la caverne. Le cynisme et la conduite désinvolte du jeune homme ne sont que façade ; une façade derrière laquelle Matsuo a perçu un brin de bonté. Le film présente le voyou Tsukuda comme le produit de son temps et d’une société matérialiste et superficielle qui crée une jeunesse en quête d’aventures mais sans but réel. Ainsi, Tsukuda s’amuse à tirer sur des mouettes. Plus encore, il révèle son existence vide en disant qu’il participe à la recherche du trésor pour se sentir vivant. La confrontation à une violence réelle et inconnue le démasque, révélant derrière sa virilité affichée une insécurité profonde. Il confirme l’espoir de Matsuo à son égard quand il avoue avoir abandonné Keigo non pour l’or, mais parce qu’il ne supportait pas d’être témoin de ses souffrances.

L’impossible quête du salut

L’Héritage des 500.000 participe à un discours sur le salut, prédominant dans le cinéma japonais de l’époque et aussi présent, bien que de manière beaucoup plus complexe et critique dans un chef d’œuvre comme La Condition humaine/Ningen no jōken (Japon, 1959-1961). Dans cette trilogie de Masaki Kobayashi, la mort du héros dans le paysage hivernal de la Sibérie est nécessaire pour se réaffirmer comme être humain. À la fin du film de Mifune, les quatre survivants sont mitraillés sur la plage déserte par deux hommes cachés sur le bateau de Keigo qui a beau s’appeler « Kibō-maru » (kibō signifiant espoir). L’irruption inattendue de la violence si proche du sauvetage accorde à leur fin tragique une note de banalité mais aussi de tristesse, mettant au défi l’optimisme de Matsuo. Tels les soldats tués pendant la guerre et tel Kaji, les quatre hommes terminent leur vie dans un paysage inhabité sur un sol étranger. Les ayant transformés en cadavres sans identité, leur mort n’a rien d’héroïque. Elle met aussi fin au rêve de Matsuo de donner l’or aux familles des soldats tués pour que leurs âmes puissent reposer en paix. La possibilité du salut est comme court-circuitée ; l’homme ne se défait pas de son passé si facilement.

Le tueur est le chauffeur de la limousine, engagé par un Américain mystérieux qui est un partenaire de Gunji. On apprend qu’il a déjà éliminé ce dernier et veut s’emparer des pièces d’or : « Maintenant je peux enfin rentrer au pays. » C’est sur cette phrase que le film se termine. Les intentions de ce personnage ne sont pas révélées : agit-il par pur matérialisme ou est-ce qu’il est un ancien soldat, lui aussi, qui veut avoir son dernier trophée ? Étant Américain, il ne représente pas seulement l’ancien ennemi, mais aussi le pays qui continue à influencer le Japon, sa politique et son économie et aussi sa façon de se souvenir du passé. Le rôle de cet homme qui tue de sang-froid est alors ambigu ; il évoque la critique d’un pouvoir invisible dont les Japonais sont dépendants. Un autre aspect qui fait obstacle à la résurrection.

L’Héritage des 500.000 est un voyage assez léger dans la mémoire et le traumatisme, mais permet de révéler les démons intérieurs qui hantent les survivants de la guerre, y compris le réalisateur qui, pendant la production, avait tant d’autres luttes à livrer, ayant dû assumer trois rôles différents, de réalisateur, de producteur et d’acteur. Mifune l’a exprimé de manière lucide : « Je manque d’expérience. Pour l’instant, je suis le président [de ma compagnie] et son homme à tout faire. » (Galbraith, op. cit, p. 364). Si le genre impose des limites à un discours plus élaboré, il permet pourtant attirer un public large. Le film a été septième au box-office japonais de 1963, ce qui est un beau succès pour un premier film.