Mardi 31 mars 2020

Les deux termes « (Ki) Awase » et « (Ki) » Musubi font intrinsèquement [selon toute vraisemblance] partie de la nomenclature historique des arts martiaux japonais et ont existé bien avant que l’Aïkido « moderne » ne les emploie.

Alors qu’en apparence, ils relèvent plutôt de la sphère conceptuelle que du domaine technique ils jouent, en réalité, un rôle fondamental dans toutes les pratiques martiales nippones. En Aïkido leur usage est néanmoins plus spécifique puisque l’on peut avancer que c’est seulement lorsque Awase et Musubi sont mis en œuvre que le principe « Aïki » peut véritablement se manifester.

Comme toujours, il est nécessaire de définir d’abord un principe par des mots, aussi limitant soient-ils. Nous garderons donc à l’esprit que notre perception analytique bien française différera de celle d’un japonais dont la vision serait plutôt globale

Comme toujours également, si la première difficulté rencontrée par une analyse de ce type réside bien dans son besoin de clarification théorique, le second des soucis rencontrés par le pratiquant émergera lorsqu’il s’agira de mettre la « chose » en pratique.

AWASE et MUSUBI

Awase

Pour tenter de mettre en lumière le sens basique de ce terme, je vais passer par son emploi dans une autre discipline, en l’occurrence le Jodo. Dans cet art, on emploie généralement le terme « Awase » pragmatiquement, pour parler du moment où les pointes des armes en viennent à se croiser, lors de la prise de contact.

Il n’y a donc là rien d’incompatible avec la pratique escomptée en Aïkido, si l’on passe par exemple de l’image du Bokken à celle de la main-épée (Te-katana). Venant du verbe Awaseru qui signifie se rencontrer, le mot « Awase » signifie se mélanger, se fondre. En Aïkido, le principe même d’Awase consiste donc à se fondre dans le mouvement de l’attaquant pour en prendre le contrôle. La démarche demande de la subtilité car, ainsi que le disait constamment maître Nobuyoshi Tamura, il s’agit de « ne pas déranger » Uke.

Tous les éléments techniques de l’Aïkido s’articulent en fait à travers Awase, qu’il s’agisse de la distance, de la position, de la direction, de la vitesse, du tempo, de la puissance, et – bien sûr – de l’esprit.

Le premier but d’Awase vise à guider Uke avec comme pré-requis de s’unir d’abord avec lui.

Mais comment y parvenir ? Pour schématiser, on peut considérer qu’il y a trois façons de répondre à une agression. La réponse primaire vis-à-vis d’une attaque est l’emploi d’un blocage pur et simple. Une réponse plus évoluée vise à dévier au mieux l’assaut effectué ou à sortir de l’axe de l’attaque. La réponse la plus élaborée consistera à « pénétrer » suffisamment l’attaque pour se l’approprier, la canaliser, la conduire et l’annihiler. C’est dans ce dernier cas que l’on peut parler d' »Awase »…

Musubi

En ce qui concerne le terme « Musubi », le principe recouvre l’idée d’un lien s’établissant entre les énergies des adversaires. Toujours en Jodo, l’idée est alors de travailler au moment « parfait » ou « juste », c’est-à-dire, en fait, au « dernier » moment. L’engagement est alors tel que, pour l’attaquant, tout arrêt et, a fortiori, tout retour en arrière est devenu impossible. En suivant le même principe fondamental, en Aïkido, il faudra que Tori ait le courage d’attendre ce point de non-retour de l’attaque pour que le lien puisse s’établir de manière inéluctable. On peut observer cette situation lorsque les mouvements de deux combattants semblent régis par une sorte de simultanéité. Cet aspect dépasse la notion de « ré »action autant que d’anticipation et ferait plutôt penser à une sorte de phénomène magnétique reliant les deux adversaires. Il n’y a pas d’avant ou d’après il n’y a qu’un « maintenant » conjoint aux deux individus. Visuellement, ce principe n’est perceptible que lors de la partie « mobile » de la technique alors que fondamentalement tout est joué avant le commencement du mouvement.

Comment s’y entraîner ?

Pour mettre ces deux principes en pratique, la procédure consiste – pour Tori – à ne pas attendre l’attaque mais à la déclencher. C’est seulement comme cela, grâce à cette marge spatio-temporelle (Yoyu) dont il bénéficie, qu’il peut espérer accorder parfaitement ses mouvements à ceux de celui qui n’est alors déjà plus un attaquant. C’est exclusivement parce que Tori n’est jamais en retard qu’attaquant et attaque peuvent être immédiatement captés.

En pratique, il faut que, lors de l’engagement initial, Tori se déplace au mieux, sans jamais être déséquilibré. Il doit par contre veiller à organiser la déstabilisation et la limitation de la mobilité d’Uke. Pour ce faire, il lui faut agir au moment opportun, c’est-à-dire ni après ni pendant l’attaque (ni en réaction, ni en action) mais antérieurement à l’attaque, en une sorte de « préaction » qui ne relève cependant pas de l’anticipation.

C’est là que réside la difficulté majeure de ce type d’approche.

C’est cependant ce principe, cette marge qu’il met en place, qui va permettre à Tori de déclencher l’attaque qui n’est alors plus une action effectuée de façon autonome par Uke. C’est le prétendu « défenseur » qui devient l’initiateur, Tori n’étant plus l’esclave de l’attaque mais son maître. C’est une telle approche qui permettait à O’Senseï d’être toujours au cœur du mouvement et, d’aspirer ses adversaires. En initiant la technique et en guidant convenablement Uke, il parvenait à « absorber » ce dernier. Il n’est que d’analyser les films dans lesquels il apparaît, pour constater qu’il ne semblait pas se préoccuper véritablement d’une captation technique de l’individu mais plutôt de sa « prise en charge » psychique autant que corporelle. Le travail d’un maître comme Michio Hikitsuchi reflétait précisément ce type d’approche.

Certains éléments incontournables

Pour parvenir à un tel degré de pratique, il faut d’abord que Tori soit en accord avec lui-même car ce n’est que lorsque l’on est à sa place sur terre que l’on peut (enfin !) s’oublier. On parle de l’état d’être « Muga-Mushin » (être dans un état de vide intérieur, textuellement « sans ego – sans pensée »).

Dans bien des cas, avant d’en arriver là, le pratiquant pense d’abord à se développer physiquement, à être le plus compétent possible techniquement, il veut absorber l’Aïkido, le faire sien. Pourtant – après bien des années passées à forger son corps et sa technique – ce qu’il va être amené à découvrir (s’il est correctement guidé et travaille sincèrement) c’est qu’il ne pourra fusionner avec Uke que s’il fait abstraction de tout ce qu’il a mis des années à développer. Il lui faudra laisser son ego de côté, oublier toute pensée, car ce n’est qu’ainsi que toute notion de conflit perd son sens…

Il s’agirait donc d’être en accord avec soi-même humblement et modestement, avant de s’oublier pour pouvoir s’unifier avec tout ce qui nous entoure – adversaire(s) inclus – ainsi que O’Sensei l’évoquait lorsqu’il parlait d’être « en harmonie avec l’univers entier, avec le Ki qui nous entoure ».

Il ne s’agit donc pas, après tout, d’être le plus fort mais bien plutôt de s’accorder avec ce qui nous entoure. Ce sont donc bien les deux principes Musubi et Awase qui permettent en fait d’accomplir cette mission évoquée par O’Senseï, mission qui consiste à détourner vers la compassion ce qui, au début d’un combat, n’est que de l’ordre d’une approche brutale et destructrice.

Cet article est initialement paru dans Dragon Magazine Spécial Aïkido n°6.