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Mercredi 10 juin 2020

Notice nécrologique rédigée par Ellis Amdur à la mémoire de…

Kuroiwa Yoshio (1932/2010)

Introduction d’Ellis Amdur

Kuroiwa Yoshio était un personnage unique à l’Aïkikaï. Quoiqu’étant l’un des plus anciens Shihan de l’après-guerre, il a toujours refusé tout grade après le 6e dan. En fait il avait refusé tout grade jusqu’à ce que Ueshiba Kishomaru (le 2e Doshu) lui demande personnellement d’accepter un 6e dan parce que l’envoyer enseigner dans des dojos sans aucun grade devenait embarrassant. Kuroiwa était provocateur, presque rebelle mais il continua à participer à l’organisation – fonctionnant parfois comme un grain de sable sous une apparence apparemment policée – mais néanmoins largement ignoré. Il était techniquement original avec une forme technique singulière. Aurait-il été différent, et si sa santé avait été meilleure, il aurait pu monter sa propre organisation comme Shioda ou Tomiki l’avaient fait. Au lieu de cela il est resté dans le droit fil de l’Aïkikaï… ou presque, car iconoclaste comme il l’était, il n’était pas partisan de la langue de bois.

D’une certaine manière, il semblait être pris dans une sorte de chiasme temporel remontant à l’époque où il était un jeune boxeur de haut niveau au corps athlétique et un bagarreur de rue quasi invincible mais, aussi, un pratiquant d’aïkido merveilleusement innovant. Si ses traits étaient émaciés c’était parce que, suite à un ulcère, les chirurgiens avaient dû lui retirer la moitié de l’estomac lors d’une importante opération à laquelle il avait néanmoins survécu plusieurs dizaines d’années. En dépit de cette apparente fragilité, Kuroiwa avait l’une des poignes les plus puissantes que j’ai jamais pu ressentir. Ses mains étaient comme des serres et parce que chacun de ses mouvements était effectué dans l’esprit d’un uppercut ou d’un crochet, il y avait toujours une forme de torsion dans ses saisies. Cela était douloureux, votre structure était paralysée et d’une certaine manière, il bloquait tout votre squelette à partir d’un unique point de contact.

Il était pragmatique et sans prétention, c’était juste quelqu’un qui faisait passionnément des arts martiaux – particulièrement bien – mais sans jamais lui faire prendre la grosse tête. Il mettait toujours en avant le fait que l’Aïkido était un art martial pragmatique et regardait la plupart de ses compatriotes en Aïkido assez cyniquement, comme des gens qui ne pouvaient pas se battre parce qu’ils n’avaient jamais pris une droite en pleine tête. Il insistait pour dire que la lutte professionnelle était la vraie méthode et il incluait dans son répertoire technique la « Cobra Twist » du très célèbre lutteur Antonio Inoki alias « le Kamikaze » qui avait affronté Muhamed Ali en 1976 dans ce qui était les prémices du MMA – Mixed Martial Arts – au Japon.

Maître Kuroiwa raconte… des épisodes de sa vie

Je suis un « Edokko » (enfant d’Edo, l’ancien nom de Tokyo) du quartier populaire de Shitamachi. Parmi les professeurs d’Aïkido, beaucoup sont des gosses de riches qui n’ont jamais eu à travailler pour vivre, ils ont juste quitté l’université et ont commencé à faire de l’Aïkido.

J’ai commencé à boxer alors que j’étais au collège. Je descendais à Ginza – à la fin des années 40, ce n’était pas l’endroit fréquenté par les gens chics que c’est devenu depuis. Il y avait tous les collégiens et les étudiants qui y trainaient. Je les voyais presque tous les jours et j’en choisissais un et le fixais du regard. Ils me regardaient – j’étais juste un gosse de 13 ou 14 ans – et ils disaient « Qu’est-ce que tu regardes comme ça gamin ? Tu cherches les ennuis ? ». Alors je répondais « Onichan (grand frère). Oui, je cherche les ennuis. Pourquoi tu viendrais pas dans cette ruelle où on sera pas dérangés ? » Et nous allions dans la ruelle et je le mettais KO. Je récupérais le bouton de la casquette de son école comme trophée. Après un couple d’année, j’en avais rempli deux sacs à commission J.

J’étais aussi un boxeur qui montait sur le ring. Il n’y avait pas vraiment de catégorie de poids à l’époque et la distinction entre amateurs et professionnels était plutôt ténue. Je boxais juste contre quiconque voulait relever le défi. Certains étaient plus lourd que moi de 20 kilos. C’est pour cela que ma vue n’est pas bonne, j’ai les rétines décollées. Je ne sais pas combien de combats j’ai livré, 80 je pense, peut-être une centaine…

J’étais dans un train un jour, je devais être âgé de 21 ou 22 ans et il y avait ce type, un peu plus vieux que moi, qui se tenait à la poignée et ne cessait de me sourire, comme s’il me connaissait. Je me creusais la mémoire pour savoir si je l’avais connu à l’école, au collège, au boulot… Finalement il me dit : « Tu ne te souviens pas de moi, n’est-ce pas ? ». Quand j’ai dit que non, il a dit : « Tu m’as laissé inconscient sur un monceau d’ordures dans une ruelle de Ginza il y a quelques années. » A ce moment-là, le train est arrivé à un arrêt, il a souri et dit : « Prends soin de toi, Onichan ! » et puis il a quitté le wagon !

Je suis rentré à la maison et je n’arrivais pas à m’arrêter de trembler. Je me suis assis par terre et j’ai tremblé pendant toute la nuit. Je pouvais me souvenir de la tête de chacun des mecs qui m’avaient battu – il n’y en avait qu’un ou deux – mais il devait bien y avoir quelques centaines de types qui traînaient à Tokyo à qui j’avais mis la honte, que j’avais battu sans aucune raison. N’importe lequel d’entre eux pouvait me croiser et venir me poignarder sans même que je puisse voir la chose arriver.

A peu près à cette époque, je suis tombé sur un journal où il y avait un article sur Ueshiba Senseï, sur comment il était un maître d’arts martiaux et pourtant il enseignait que les arts martiaux étaient amour. Pour je ne sais pas quelle raison, j’avais gardé le journal et le matin suivant, j’ai décidé d’aller à son dojo. Je savais juste que j’étais dans une sale passe et je pensais que l’Aïkido pourrait peut-être m’aider. C’était en 1953-54, nous n’étions alors que huit. Kato Kun (Kato Hiroshi) avait commencé 6 mois avant moi – c’était un costaud et il m’a cassé le bras peu après que j’aie commencé. Le jour suivant, sa mère l’a traîné jusqu’à chez moi et l’a fait s’excuser auprès de ma propre mère…

Dans tous les cas, peu après que mon bras ait été réparé, j’ai pratiqué tous les jours. Nous étions tellement peu nombreux – personne n’avait un emploi et personne n’était là non plus pour passer le temps – il y avait juste O’Senseï, Waka Senseï (Kisshomaru) et quelques professeurs et tous les autres étaient soit Uchi-deshi ou Soto-deshi. Malheureusement je n’ai pu pratiquer qu’environ six mois car mon frère eu une dette à rembourser à un Yakuza quelconque et j’ai dû l’aider à rembourser ce prêt. Je me levais à quatre heure du matin pour tirer un chariot à travers la ville pour faire des livraisons et je n’ai plus pu être présent aux cours que O’Senseï donnait le matin Je ne pouvais plus aller au dojo avant le milieu de l’après-midi et je devais ensuite repartir tôt en fin d’après-midi. Être absent au cours de O’Senseï était considéré de façon très négative par les autres pratiquants – comme si je l’insultais – mais je devais travailler.

La majeure partie de mon entraînement se déroulait donc en solitaire. Avec les six mois que j’avais déjà effectué, je pouvais me souvenir la base des techniques d’Aïkido. J’arrivais à mémoriser les choses après les avoir vues une fois ou deux alors j’ai commencé à appliquer la théorie de la boxe à mon Aïkido. Pour commencer, la plupart des Aïkidokas ont l’idée que vous devez prendre le centre et faire graviter votre adversaire autour de vous. En boxe, c’est vous qui vous déplacez autour de votre adversaire afin de le fixer et de l’empêcher de se déplacer et c’est là que vous le frappez. Et même si les Aïkidokas parlent d’un mouvement circulaire, ils ont tendance à suivre des lignes droites en ayant les bras tendus. Je pense que tous les mouvements d’Aïkido devraient suivre la direction d’un uppercut ou d’un crochet. Et un direct ? Un direct, c’est un Tsuki donc un coup direct mais quand vous les donnez correctement, ils suivent eux aussi une spirale, mais simplement pas autant qu’un uppercut ou un crochet.

L’Aïkido de la plupart des gens ressemble à ce qui se passe dans un piège à cafard – il y en a un qui s’accroche à l’autre et tous deux prétendent qu’ils sont collés comme des blattes et ils tournent en rond. Lorsque je pratique l’Aïkido, c’est moi qui attrape l’autre plutôt que l’inverse.

Néanmoins, j’ai commencé à aller au dojo au milieu de l’après-midi et j’ai pu travailler avec les autres. Nous faisions des expériences et nous nous amusions bien. Les plus jeunes ont commencé à appeler cela le « Kuroiwa Gakko » (l’école Kuroiwa). Et puis, un jour Tohei Koichi est venu – il était Shihan Bucho (directeur des Shihan) – et c’était plus ou moins lui qui gérait le dojo. Alors il a regardé ce que je faisais et a dit : « C’est inutile, tu n’as pas de Ki. » J’ai toujours eu la tête près du chapeau et j’ai répondu : « Ce que tu me dis, c’est que tu peux me toucher et m’envoyer une décharge électrique ou quelque chose de similaire ? Sonna baka no koto o shijirarenai (je ne crois pas un mot de ces conneries) » Tohei Senseï est devenu tout rouge et est sorti. Le jour suivant, je suis venu pratiquer et il n’y avait personne là à part Chiba-Kun (Chiba Kazuo). Chiba Kun était moins avancé que moi et encore presque un grand gamin à ce moment-là, il paraissait vraiment mal à l’aise. Il était assis en Seiza, les poings serrés, presque en larmes. J’ai demandé où tout le monde était passé et il m’a dit que Toheï Senseï avait ordonné à tout le monde de ne plus avoir de contact avec moi.

J’ai cherché Toheï – ce qui allait se finir par une distribution de coups – lorsque O’Senseï a fait son apparition dans la pièce. Il avait sûrement tout entendu et il a commencé à s’agiter, avant de dire : « Je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un ici, laissez-moi vous faire du thé à tous les deux, c’est agréable d’avoir des visiteurs. ». Alors je n’ai rien pu faire, bien sûr mais je n’ai plus pu supporter l’idée d’être dans le même dojo avec Toheï Senseï après cela.

A l’époque, Le Yoshinkan (le dojo de Shioda Senseï) et l’Aïkikaï étaient comme deux clubs sportifs concurrents. Shioda Senseï entendit parler de l’incident et il me fit contacter par des gens de son dojo. Peu lui importait que mon style soit différent, il voulait juste des pratiquants solides. Alors cette information est revenue jusqu’au Hombu Dojo et Osawa Senseï et Waka Senseï m’ont invité à aller prendre un café. Ils m’ont demandé ce qui n’allait pas et lorsque je leur ai dit, Osawa Senseï m’a simplement regardé et a dit : « Depuis quand Toheï est-il devenu l’Aïkido ? L’Aïkido c’est O’Senseï, pas Toheï. ». Je ne pouvais donc plus quitter l’Aïkikaï, n’est-ce pas ? Mais j’ai gardé mes distances et je suis aussi allé m’entraîner dans les dojos de certains de mes amis, comme Nishio Senseï. Et puis j’ai commencé à enseigner à l’Université Rikkyo. J’ai commencé à travailler avec le club de lutte. Ils avaient toutes leurs attaques aux jambes et ils me projetaient sans problème. J’ai donc dû imaginer un moyen de les vaincre, avec des pas de côté, en frappant, en laissant tomber mon poids, etc.. C’est de cette façon-là que j’ai développé une nouvelle manière pour faire Koshi-nage (voir le film de la Démonstration de l’amitié 1985).

Je me promenais encore dans Tokyo, rendant visite aux dojos de certains amis. Un jour, je suis arrivé à un endroit ou un groupe de Yakuza faisait un Dojo-arashi (Arashi : tempête, donc une descente dans le dojo). Leur meneur était le fils d’un Oyabun (patron) qui s’appelait Momose. Il s’agissait de Yakuza à l’ancienne – des Bakuto (joueurs professionnels itinérants, précurseurs de la mafia) – et quoique leur groupe ait été très petit, à cause de leur histoire familiale, ils étaient comme des diplomates. Lorsque certains des grands groupes avaient des désaccords, le groupe de Momose s’occupait des négociations puisqu’ils étaient considérés comme les garants des pratiques anciennes. Bref, Momose, le fils, était un grand gaillard de 110 kilos et il était 4e dan amateur de Sumo. Il venait de mettre tout le monde par terre dans le dojo alors je l’ai défié et je l’ai projeté quatre fois d’affilée avec mon Koshinage…

J’ai commencé à présenter mon Koshinage lors du « All Japan Aikido Taikai » (la grande réunion nationale) et Arikawa Senseï m’a dit d’arrêter, disant que ce n’était pas de l’Aïkido. Je lui ai répondu que tant que O’Senseï lui-même ne me disait pas d’arrêter, je continuerais à l’employer.

Je suis récemment allé à une réunion des Shihans. Le deuxième Doshu (Kisshomaru) nous a demandé si l’un d’entre nous avait quelque chose à évoquer et j’ai dit : « Nous devrions cesser d’enseigner Tachi-dori et Jo-dori lors des démonstrations publiques. Il y a beaucoup de vrais escrimeurs dans le public, des gens qui s’entraînent vraiment avec des sabres et ils savent que les techniques que nous pratiquons ne sont pas réalisables en réalité. Nous sommes ridicules. » Il y eut un silence de mort dans la salle et finalement Doshu changea de conversation. Plus tard, Saïto Senseï est venu me voir. J’ai pensé qu’il allait être en colère mais il m’a tapé sur l’épaule et dit : « Yoku itte kureta » (Merci d’avoir dit ce qu’il était nécessaire de dire !). Et bien peut-être que c’était nécessaire de le dire mais rien n’a changé, n’est-ce pas ?

Conclusion d’Ellis Amdur

La dernière fois que j’ai vu Kuroiwa Senseï, je lui ai posé la question de la puissance d’O’Senseï. « Wanryoku » m’a-t-il répondu – de la force à l’état pur. « Ueshiba Senseï était juste un homme extrêmement puissant et il s’entraînait plus dur que quiconque ».

« Et au sujet de l’Aïki ? » demandais-je. « Par exemple, comment faisait-il pour étendre un Bokken horizontalement sans que ses élèves puissent le bouger. Avez-vous jamais été l’un de ceux qui poussaient ? »

« Oui et je ne pouvais pas le pousser non plus ».

« Alors à quoi l’attribuez-vous ? C’était un vieil homme, il ne pouvait pas avoir une telle puissance ? »

Kuroiwa Senseï a alors souri « Vous ne pouvez pas renverser votre professeur alors qu’il vient juste d’annoncer au public que vous ne pouvez pas le renverser ! »

Comme on peut le constater, Kuroiwa Senseï avait un bel esprit avec une approche originale et iconoclaste. Il affirmait que l’idéalisme de l’Aïkido était insuffisant en disant que la seule pratique de l’Aïkido était une approche Yin, comme la religion avec les deux partenaires y étant volontaires pour participer. Il assurait que cela devait être complété par une pratique Yang, comme la compétition voire des vrais combats.

Pourtant il n’a jamais prospéré, peu de gens ont étudié avec lui et encore moins en profondeur. L’histoire d’un homme est son destin et, d’une certaine façon, La destinée de Kuroiwa Senseï consistait à vivre dans un passé flamboyant, là où il était un jeune homme costaud et téméraire, n’ayant peur de rien ni de personne. Il s’est épanoui pour un temps en Aïkido grâce à un style remarquablement créatif, dans un une approche des plus belles et néanmoins puissante que personne n’a pu voir ou ressentir ailleurs. Terry Dobson (qui a été Uchi-deshi de O’Senseï de 1959 à 1964) m’a dit : « Kuroiwa était le type le plus effrayant du Hombu Dojo. Il était bâti comme un dieu grec et il était très rapide mais il ne blessait jamais personne. C’est ce qui le rendait effrayant. Vous saviez ce qu’il aurait pu faire si jamais il s’était lâché… et il n’a jamais même ressenti le besoin de le démontrer. »

Sa santé s’est progressivement détériorée, ses ulcères, ses rétines décollées (qui furent finalement très mal opérées lors d’une intervention bâclée qui le rendit presque aveugle), et puis son cancer des poumons – c’était un gros fumeur – avec de l’emphysème l’ont peu à peu ravagé… et l’ont contraint à finir tristement sa vie sous assistance respiratoire.

Traduction abrégée, effectuée par Jean-Marc Chamot