Mardi 28 avril 2020

Entretien entre Jean-Marc Chamot et Marie Apostoloff paru dans le numéro Hors-série Spécial Aïkido n°9 de Dragon Magazine (octobre 2015).

Marie Apostoloff : Jean-Marc Chamot pratique l’aïkido depuis plus de quarante an. Il côtoie pendant de longues années certains élèves directs du fondateur et assure même l’interprétariat des stages de maître Sugano pendant près de neuf ans. Chargé de la formation à l’Ecole des Cadres régionaux en Ile de France, la pédagogie est sa seconde passion, la fraternité son crédo. Il retrace avec nous son parcours, d’une richesse exceptionnelle, et se fait un plaisir de nous faire partager sa vision sur le monde du Budo. Au-delà de ses connaissances aussi nombreuses que variées, ce qui m’a particulièrement plus chez Jean-Marc sont ses qualités humaines.

Seconde partie

MA : Comment faites-vous travailler le mental à vos élèves ? Mettez-vous en place des exercices ?

JMC : Oui, j’attends de mes élèves que chaque chute à peine finie, ils soient déjà debout, dans un état de vigilance et de disponibilité. Cette idée va de pair avec le soin mis à ne jamais se laisser abattre. C’est également par le biais de remarques apparemment anecdotiques que je tente de leur apporter du grain à moudre, mais, dans tous les cas, on ne peut pas tout donner au début. Il y a beaucoup (trop ?) d’éléments à prendre en compte, tout le monde n’est pas susceptible d’absorber la même quantité d’informations, chacun se construit à son rythme… Il faut juste essayer de guider ceux qui désirent ce genre d’accompagnement. C’est surtout lorsque les pratiquants commencent à évoluer que l’on peut enfin leur apporter ce qui leur correspond le mieux afin de les amener à renforcer leurs compétences. Cela peut prendre beaucoup de temps, heureusement que nous ne sommes finalement pas si pressés que cela !

Je pense à un exemple précis… Depuis quelques années, il y a un pratiquant d’un gabarit plutôt petit qui fréquente mon club. Une fois la confiance établie entre lui et moi, selon mes indications et afin de renforcer ses points faibles et d’améliorer encore ses point forts il s’est mis à travailler d’une manière qui m’a impressionné par sa rigueur. Régulièrement j’ai veillé à encadrer, à orienter sa volonté de se dépasser. Alors qu’il envisageait de préparer un passage de grade, nous avons échangé sur sa taille et son comportement « psychologique » et, progressivement, il est passé d’un profil plutôt défensif à une approche beaucoup plus offensive mais sans jamais devenir agressif pour autant… Je l’avais donc amené à réfléchir à la question du renforcement du mental. Comment faire pour avoir confiance dans les outils que l’on a développés ? Et quelles sont les postures, le dynamisme à rechercher ? Quelle est la gestion de l’espace qu’il faut progressivement adopter pour pouvoir ne plus se sentir en danger et gérer au mieux les techniques et la solidité de son corps, surtout lorsque l’on est de petite taille ?

MA : Ça demande une grande capacité d’adaptation de la part de l’enseignant !

JMC : Oui, avec plus de cent inscrits au club chaque année, je me trouve à faire travailler une multitude de corps différents, qui vont du mètre 50 au mètre 95, des variations qui sont donc énormes. Mon propos est de présenter des exercices dont l’étude n’est pas tributaire de quelqu’un qui aurait uniquement ma stature. C’est une de mes fiertés. Je veille à fournir des outils pour des petits « modèles » afin qu’ils puissent travailler sur des gens très grands et vice-versa. Pascal Krieger disait qu’il faut donner aux gens ce dont ils ont besoin et pas forcément ce dont ils ont envie. C’est faire preuve de clairvoyance entre les désirs de l’élève et son potentiel, ses futures compétences. L’Aïkido peut être dangereux et certaines techniques mal utilisées (ou, en fait, trop bien utilisées !) peuvent se révéler traumatiques et blesser… L’enseignant est donc chargé du choix des outils les mieux adaptés à chacun des apprenants.

MA : Votre statut, dans votre fédération, vous amène à participer en tant que jury aux passages de grades, un petit mot à ce sujet…

JMC : Quand je fais partie des jurys de passages de grades, j’entends parfois des choses qui m’interpellent. Je me dis que mon co-jury est a priori quelqu’un d’intelligent, qu’il ou elle a très certainement beaucoup travaillé, mais je trouve souvent que la réflexion sur notre pratique manque de mise à distance, n’est pas vraiment « mature » (et j’ai bien conscience en disant cela en toute modestie que mon propos peut sembler prétentieux, comme si je détenais « la » vérité…). Quand on est membre d’un jury il faudrait avoir toujours en mémoire ce que l’on était capable de faire au niveau du grade postulé par le candidat que l’on examine. La rigueur de jugement est certes de mise mais pas nécessairement l’intransigeance…

Je constate que nous utilisons les mêmes mots mais qu’au fond nous parlons rarement le même langage. Depuis des années, j’ai pu constater combien les jugements des membres d’un jury pouvaient varier d’une session sur l’autre, d’un groupe de candidats à l’autre, d’une région à l’autre. Les juges ne sont pas tous au même niveau au même moment et n’ont pas tous bénéficié des mêmes outils de formation ou de référence. Chacun a un peu tendance à penser qu’il a atteint un niveau de compétence « supérieure » et que ce qu’on lui a enseigné est « la » vérité… Et pourtant j’avais cru comprendre que la capacité à se remettre en question fait partie de la nature même du Budo !??

En tant que jury, il faudrait avoir un certain recul quant au candidat. Les approches sont différentes, les applications et les gabarits aussi… Et ce n’est pas toujours évident car qu’est-ce qu’un Ikkyo juste ? Beaucoup de paramètres sont à prendre en compte, je vais simplement privilégier telle ou telle forme en fonction du corps de l’autre, de la façon dont il attaque ainsi que de sa vitesse ; mais cela, c’est quasiment une vision pédagogique ! Que peut-on en faire lors d’un passage de grade ??? D’où la difficulté des passages de grades, pour le jury tout comme pour le candidat !!!

Il faut rester capable de varier sa lecture, de comprendre comment le candidat a été formé, par quelle pédagogie il est passé… La méconnaissance des différentes formes possibles de notre travail, d’un groupe à un autre, d’une fédération à l’autre, d’un individu interrogé à un autre, tout cela peut entrainer des difficultés à juger, à « jauger ». Je me demande souvent si Ô Senseï obtiendrait son shodan s’il passait un examen devant certains de nos jurys…

MA : Comment gérer cela ?

JMC : Avec bienveillance! La seule réponse acceptable est probablement pour le jury de faire preuve d’un peu de mansuétude . La vie ne nous donne pas à tous les mêmes moyens et j’ai l’impression par exemple qu’au niveau du shodan, qui est normalement un grade de « débutant », certains membres du jury attendent un niveau d’expertise qui me paraît un peu illusoire. Il est vrai qu’il y a des connaissances techniques minimales à avoir mais je dirais qu’il faut que les outils laissent présager d’un avenir radieux pour le pratiquant. Le candidat doit, bien sûr, montrer qu’il gère son corps au mieux mais, en contrepartie, le jury doit surtout juger un potentiel, quelque chose qui est en devenir.

Pour un nidan, c’est un peu plus compliqué. C’est un moment où l’on n’est pas encore tout à fait sûr de sa technique même si l’on devrait normalement avoir une meilleure appréhension technique que lors de son passage du 1er dan. Alors que l’on a un peu mieux conscience de ce que l’on sait, alors que l’on se rend un peu plus compte des erreurs que l’on commet, on ne dispose pas encore vraiment des outils pour s’auto-corriger. Le candidat devrait cependant démontrer qu’il sait à la fois mieux gérer son propre corps mais aussi celui de son partenaire…

A son niveau, un candidat au sandan, devrait démontrer une meilleure gestion globale de son partenaire et de lui-même mais aussi – et c’est d’après moi là que réside la grande différence entre nidan et sandan – de la situation. Il devrait mettre en œuvre un début d’harmonie qui soit perceptible par le jury, sans pour autant partir du principe qu’il est le « roi du pétrole ». Il s’agit pour lui de montrer qu’il dispose de moyens techniques efficients et qu’il est là pour mettre l’Aïkido en valeur.

Le yondan quant à lui devrait avoir pris de la hauteur. Commençant à mettre à distance bon nombre d’éléments de sa pratique, il devrait pouvoir exprimer des choses plus personnelles en exposant des variations, en se « lâchant un peu », cela devrait faire parfois penser un peu à un feu d’artifice. Il devrait néanmoins rester prudent avec cette forme d’autonomie pour ne pas laisser penser aux membres du jury qu’il s’agit là d’une présentation prétentieuse… surtout si trop d’éléments ne sont pas arrivés à maturité !

MA : Quels sont les bénéfices que vous a apportés l’Aïkido ?

JMC : Il y en a tellement… L’Aïkido est d’abord un fabuleux instrument d’entretien corporel.

Le travail d’Uké, lorsque l’on se montre disponible et dynamique, est un excellent outil de préservation physiologique, une très bonne gymnastique en soi.

Concernant le travail effectué par Tori, il devrait donner à ce dernier des outils lui permettant de mettre progressivement de côté les rapports de forces physiques « bruts » voire brutaux, en privilégiant une utilisation rationnelle et donc minimale des leviers et des muscles…

Il y a trois ans, j’ai eu un accident de voiture à la suite duquel je me suis retrouvé avec une vertèbre lombaire (la L2) broyée ; elle était littéralement « en miettes ». J’ai été heureusement très bien opéré et le chirurgien qui s’était occupé de mon cas m’a dit après l’opération : « Il ne me semble pas utile que vous fassiez une rééducation particulière, reprenez juste votre pratique, vous avez à disposition tout ce dont vous avez besoin pour une remise en état parfaite » (en fait il m’a dit ensuite s’être renseigné auprès d’amis à lui qui pratiquaient l’Aïkido et qui me connaissaient :-)… Et j’ai suivi ses conseils ! J’aurais dû finir ma vie en fauteuil roulant et au lieu de cela j’ai recommencé à donner des cours deux mois après cette mésaventure qui aurait pu s’avérer dramatique.

Ensuite du point de vue culturel et spirituel, c’est l’histoire de ma vie…!!!

MA : La discipline vous a-t-elle aidé à combler vos attentes, vos rêves ?

JMC : Non seulement je n’avais pas d’attentes mais je n’avais pas de rêves non plus. Je n’avais aucune idée du monde dans lequel j’allais pénétrer quand j’ai commencé…

MA : Êtes-vous satisfait de l’évolution actuelle de l’Aïkido ? De ses différents visages et des différentes façons de pratiquer ?

JMC : A priori, je connais la plupart des plus anciens et je trouve qu’ils sont majoritairement susceptibles d’apporter bien des éléments intéressants aux pratiquants. En ce qui concerne les plus jeunes experts (du 4è dan aux 6è dan), souvent, quand je les regarde travailler, je me sens rajeunir, cela me donne envie de pratiquer, d’expérimenter ce qu’ils font, ce qui est fondamental ! Je ne verrais donc guère de problème à co-animer des stages avec eux… Certains ont des approches très intéressantes, différentes de la mienne propre donc forcément attirantes ! Alors je les observe et j’apprends grâce à eux. D’autres ont des approches qui ne correspondent pas à ce que je recherche. Il n’empêche que cela ne veut pas dire que ce soit inintéressant. Après vrai ou faux…, le corps n’a juste pas les mêmes fonctionnements.

MA : Est-ce une richesse ou prenons-nous le risque d’affaiblir la discipline ?

JMC : Historiquement dans un Ko-Ryū, le catalogue était souvent long et codifié. L’Aïkido tel qu’il a évolué depuis la seconde guerre mondiale s’est éloigné des racines du Daïtō Ryū. Donc, chaque Senseï, chaque expert a pu expérimenter des directions parfois très différentes. Du temps d’Ô Senseï, les élèves travaillaient, s’exprimaient et trouvaient leur forme de façon libre. Moriheï Ueshiba ne les corrigeait pratiquement pas. Le problème de l’enseignant est que lorsqu’il donne 100% d’un élément à ses élèves, les meilleurs d’entre eux vont vouloir trop bien faire et produiront quelque chose à 120%. Il vont donc rajouter des strates, des couches plus ou moins inutiles. Il est alors possible que ces 20% supplémentaires n’aient pas vraiment de consistance, soient comme des scories de l’ordre de l’expérimental. Il faut donc être prudent et veiller aux dérives superflues ! Il ne faut pas se bercer d’illusions ! Lorsque l’on regarde par exemple les films tournés sur Ô Senseï dans les années 30, on se rend compte qu’il ne bougeait que relativement peu à genoux, en tout cas dix fois moins que ce que l’on attend d’un candidat au 1er dan actuellement. Aujourd’hui on assiste à une hypertrophie de la mobilité à genoux qui ne correspond pas forcément à ce que l’on devrait produire. A terme – une fois l’expérience de suwari waza acquise – un ancien en vient à ne plus avoir besoin de bouger autant que lorsqu’il a passé son shodan. Certains candidats arrivent à très bien gérer les distances avec des déplacements restreints. Il ne faut pas bouger pour bouger. D’où le problème que représentent ces « éclatements » de techniques, ces hypertrophies de compétences. Soit l’on reproduit au millimètre près ce que l’on a appris, soit l’on a absorbé l’enseignement en trouvant sa propre place. Dans les deux cas cela peut-être bon ou mauvais. Et pour quelqu’un souhaitant démarrer l’Aïkido cela peut devenir très compliqué…

La pire des dérives se trouve pourtant ailleurs, elle est psychologique, c’est celle qui vous fait « tomber dans les mains » d’un gourou. Et là cela devient très spécieux.

MA : Que pensez-vous du travail/du rôle d’Uké ?

JMC : Historiquement on disait également d’un Uké (dans le groupe de Japonais formés dans les années 50 comme Sugano Senseï ou Tamura Senseï…), que ce dernier devait ne pas effectuer plus de 30% du travail et qu’il revenait à Tori d’organiser tout le reste. Il y a des endroits où l’on demande à Uké de faire l’inverse, c’est-à-dire de réaliser 70% de la technique. D’un point de vue chorégraphique cela ne me pose aucun problème, mais d’un point de vue purement combatif, je ne suis pas certain que cette seconde attente soit la meilleure des solutions. Normalement Uké devrait être l’ancien, celui qui a une dizaine d’années de pratique de plus que l’apprenant, et qui ne devrait à ce titre ne lui donner que des outils utiles. Et quand je vois certains Ukés bouger sans savoir ce qu’ils font car ils ont été formés avec telle ou telle consigne théorique qui ne correspond pas vraiment à des situations combatives, j’ai quelques doutes quant à leur efficacité en tant que formateurs de leurs Toris.

MA : Vous êtes connu pour être un bon pédagogue, mais peut-il y avoir une pédagogie dans les arts martiaux ?

JMC : La principale préoccupation d’un maitre d’école traditionnelle au Japon, est de trouver quelqu’un qui va lui succéder. Il lui faut donc apporter à ce successeur potentiel les outils qui lui permettront de se former, « de se forger » afin de transmettre ses connaissances à son tour. Par le passé les procédures de transmission étaient systématiquement les mêmes. La liberté était restreinte car l’on voulait que le « curriculum » soit transmis au plus près. Ceci dit, Sokaku Takeda a eu la réputation de ne pas donner les mêmes éléments à tous ses élèves. D’où les différences qui peuvent exister ne serait-ce que dans le Daïtō Ryū jujutsu tel qu’on peut encore le voir pratiqué aujourd’hui, avec ses quatre groupes historiques entre lesquels nous pouvons constater certaines variations. Takeda Sokaku donnait à ses élèves ce dont ils avaient besoin et cela pouvait grandement différer d’un élève à l’autre. La pédagogie était extrêmement fine et adaptée même si, a priori, elle n’était pas forcément totalement conceptualisée à l’époque.

Nous savons que le système éducatif japonais privilégie généralement l’apprentissage visuel, amenant l’apprenant à passer par une approche mimétique, la pédagogie par l’exemple étant très régulièrement employée dans les arts martiaux. Il n’empêche que je me souviens bien avoir vu Sugano Senseï ou Tamura Senseï s’interroger quant à une pédagogie « intermédiaire » utilisable par un public occidental. Leur approche n’était pas forcément académique mais ils cherchaient à développer chez nous une vision globalisante de l’aïkido, complémentaire de nos habitudes plutôt cartésiennes et séquentielles. Nous-mêmes – en tant qu’enseignants transmetteurs occidentaux – sommes avant tout là pour léguer cet héritage et permettre aux élèves de progresser en mettant à leur portée des outils viables. Le professeur est là pour simplement donner du « grain à moudre » à son élève. Cependant il ne faudrait pas oublier que l’aide apportée à la construction humaine doit accompagner la formation du combattant.

MA : L’élève est alors son propre professeur ?

JMC : Non ! Si l’élève est son propre professeur, c’est uniquement de par son courage et de sa volonté d’apprendre. Par ailleurs, si l’on contraint un élève, cela risque de devenir contre-productif. Les portes doivent rester ouvertes. Et les gens ne reviendront que s’ils trouvent des satisfactions dans la pratique, même si c’est difficile, parfois douloureux, même s’ils se prennent des « claques » physiques ou morales, il faut que l’apprenant trouve son compte sur le tatami.

Ce sera après être passé par les étapes de Shu, Ha, Ri, qu’à terme, l’élève deviendra son propre professeur. Et encore, véritablement dans la dernière phase uniquement, phase qui est bien loin de lui lorsqu’il arrive pour la première fois dans un dojo ! Ce ne sera qu’alors qu’il pourra créer son propre dojo, trouver sa propre place, qu’il sera véritablement libre de s’assumer.

Le but des Budos n’est pas d’enfermer les gens mais de les libérer et ce que j’aime dans mon club c’est de pouvoir y retrouver des personnes capables de réfléchir par elles-mêmes. Je ne prétends pas que ce soit simple d’être mon élève car je dis toujours qu’il faut être capable de faire ce que je fais, pour pouvoir, un jour, décider de ne plus le faire… On ne goûte jamais autant la liberté qu’après avoir été enfermé ! Et travailler quelque chose qui n’est ni spontané ni naturel sous-entend d’être capable de produire un véritable travail sur soi-même. Une gageure !

MA : Je vous pose cette question car l’on entend souvent que l’élève doit être capable d’emprunter, voire de voler la technique de son maitre…

JMC : Intéressant, je vais donc nuancer ma réponse.

Les Japonais parlent de « MiTori geiko », capter du regard le maximum d’informations grâce à l’observation et à l’analyse de ce que nous voyons. Le terme « voler » a une connotation négative, ici ce serait plutôt « prendre avec les yeux » qu’il faudrait comprendre. Comme je l’ai déjà évoqué, les japonais apprennent de façon globale et non par séquenciation. A ce titre-là, il faut être capable d’assumer son propre enseignement, l’élève est donc son meilleur professeur mais pas son propre maître.

La place de l’enseignant est alors complexe, diffuse, progressive, et paradoxalement plus l’apprenant avance, plus la place de l’enseignant doit être forte et prégnante pour éviter des dérives et en même temps elle doit de plus en plus s’alléger.

MA : Comment appréhender le doute ?

JMC : Le doute est un mal nécessaire, il en faut et si l’on s’arrête de douter, la progression s’arrêtera. Par contre il faut en réduire les champs en empêchant les incertitudes de tout dominer. A partir du moment où l’on a plus de doutes que de certitudes, cela devient contre-productif et cela freine le progrès. Le monde du Budo en revient à construire quelque chose en une première étape, puis à détruire ce premier résultat afin de le reconstruire à nouveau à partir de ce que l’on y a trouvé. C’est un monde de l’effort, de la difficulté et de la répétition, ce n’est pas vraiment la voie du confort. Le doute comme la peur doivent être des compagnons de route. Tamura Senseï a dit un jour comme quelqu’un lui demandait – à la fin d’un colloque sur la peur auquel il avait été invité – si, pour lui, un tel sentiment existait : « Oui, bien sûr, et il vaut mieux avoir conscience de la peur et survivre que mourir en prétendant que l’on n’a peur de rien ». Le doute et la peur peuvent être – voire doivent être – les moteurs de notre progression.

MA : Avez–vous des conseils afin de nous aider à transmettre ?

JMC : Oui, le premier est de bien réfléchir à ce que l’on fait en tant qu’Uké. D’après moi, le rôle des anciens est capital. Si l’attaquant est l’ancien, le formateur, il doit savoir doser intelligemment son attaque afin de faire progresser Tori. Concernant le terme Uké/Aïté, j’ai entendu à l’occasion les maîtres japonais utiliser en Occident un terme qu’ils n’utilisaient pas au Japon, il s’agissait de « Shinryaku-sha », une expression qui signifie « agresseur ». Ils voulaient dire par là qu’en Europe les pratiquants interprétaient mal le sens du rôle d’Uké. Ce dernier n’est pas censé agresser inutilement l’apprenant, mais il devrait prêter son corps pour que Tori bénéficie d’une bonne situation d’attaque. C’est lorsque cette situation est correctement mise en place qu’Uké peut devenir Aïté. Pour un expert japonais, être un Shinryaku-sha sur un tatami est un contresens fondamental. Le dojo n’étant que le théâtre de la guerre, on n’est pas censé y arriver avec un véritable lance-grenade… Uké reçoit la technique et il devient Aïté lorsque ses connaissances lui permettent de prêter sa main pour créer l’harmonie avec son partenaire. Former les Ukés, les aider à devenir des Aïtés me paraît être primordial.

MA : Et pour les nouvelles générations ?

JMC : Il faut développer ses capacités physiques, se renforcer tout en restant flexible. J’ai l’habitude de dire : « Un athlète n’a pas besoin d’être un guerrier, mais un guerrier se doit d’être un athlète ». Il ne faut pas perdre de vue que l’une des raisons d’être de l’Aïkido est aussi d’inculquer des techniques de combat. Il faut alors former, forger son corps. Il ne faut pas que la discipline ne devienne qu’un sport, même si tout sport intelligemment pratiqué peut aider au développement des individus… En fait, il faut préserver une forme de dangerosité sur le tapis et, quand les gens montent un peu en niveau, il est important de faire monter la pression autour d’eux, un peu comme lorsque l’on forme des troupes d’élite.

N’oublions surtout pas que, en dépit des aspects sportifs de l’Aïkido, nous pratiquons une discipline martiale, avec un état d’esprit et une présence à conserver. Il faut être là, surveiller, rester vigilant.

MA : Pour les femmes ?

JMC : L’Aïkido est un outil extrêmement intéressant pour les femmes. A la base le Budo est un monde créé par des hommes, pour des hommes, contre des hommes. Ces systèmes ont été pensés de manière très masculine. La femme peut avoir sa place dans le monde traditionnel du Budo mais le monde est encore très machiste et dans des disciplines de combat, on apprend avant tout à se battre contre des hommes car c’est avec eux que l’on a l’impression que le danger est le plus grand. La place des femmes est alors complexe car ce sont des partenaires d’entrainement et en même temps des référents féminins. Il existe parfois un paternalisme qui est assez insupportable et qui ne serait pas forcément négatif, s’il s’exprimait de la même manière pour les femmes et pour les hommes. C’est comme une fausse bienveillance, et lorsque cela devient du sexisme, là c’est pernicieux ! En tout cas, j’essaie de faire passer le message. Au demeurant, je fais une distinction très forte entre la façon d’appréhender la pratique avec une femme et celle à employer avec un homme. Et je dis quelque chose qui de prime abord peut paraître très suspect : il faut être beaucoup plus sérieux, plus dur et intransigeant avec les femmes qu’avec leurs partenaires masculins !

MA : Pourquoi cela ?

JMC : Parce que les femmes sont plus susceptibles d’être agressées à l’extérieur du dojo. Il ne faut donc pas leur apprendre des techniques erronées mais les mettre face à des situations de danger, avec honnêteté. D’ailleurs elles ont un atout non négligeable, une grande intelligence à gérer les rapports de forces, de façon perspicace. Il y a beaucoup de femmes dans mon club, car malgré mon gabarit j’ai toujours cherché à pratiquer avec « subtilité » et aussi parce que je me suis peu à peu forgé des outils pédagogique visant au développement de tou(te)s. J’ai ainsi eu la chance et le plaisir de voir de très, très bonnes élèves pratiquer au dojo.

La difficulté pour les femmes réside dans le temps contraint qu’elles peuvent consacrer à la pratique, à cause des interruptions liées à la vie de famille, aux grossesses. Ce n’est pas simple, et souvent ce sont elles qui assument le plus de responsabilités auprès des enfants, la France fonctionnant encore avec ce système-là, malheureusement !

MA : Peut-on pédagogiquement, entraîner un homme comme une femme ?

JMC : Oui, je donne la même chose aux personnes des deux sexes. Les différences se font au niveau du gabarit, du modèle et non en fonction du genre. C’est lorsque je passe de binôme en binôme que je module en fonction des individus. Mais l’apport global est le même.

MA : Jean-Marc, y a-t-il, sur le chemin, des erreurs à éviter ?

JMC : Est-ce que les erreurs peuvent être formatrices ?

La difficulté est de trouver un enseignant qui forme l’élève sans le déformer, qui lui fournisse des outils qui ne l’empêchent pas de progresser. Il est important de bien choisir son professeur et d’éviter les personnes qui risquent de ne rien vous apporter, il faut garder les yeux ouverts. Le problème est qu’il y a des erreurs techniques que l’on ne perçoit pas tout de suite lorsque l’on est débutant. Il faut donc être capable de bouger, d’aller voir ailleurs et d’aller fréquenter les stages. A titre personnel, je me méfierais beaucoup d’un enseignant qui dirait à ses élèves de ne surtout pas aller en stage…

MA : Avez-vous des regrets ou des remords ?

JMC : J’ai probablement commis des erreurs, peut-être plus avec des proches d’ailleurs car je pense je voulais que ces personnes évoluent peut-être trop vite. Si cela prend une vie pour faire un homme, il faut aussi beaucoup de temps avant de devenir un enseignant acceptable. J’ai parfois été très directif, souvent avec raison, mais comme l’on ne vit plus au temps des Koryū, tout le monde n’est pas prêt à accepter l’autorité aussi facilement qu’il y a encore un siècle… ou cinquante ans ! Cela n’a donc pas toujours été bien perçu !

Globalement, j’ai eu de la chance car la plupart de mes proches ont compris que je cherchais avant tout leur intérêt et ne m’en ont pas trop tenu rigueur. Dans tous les cas, si j’ai blessé des gens, je le regrette, tel n’était pas mon but.

MA : Un mot à propos des atémis ?

JMC : On a coutume de dire que l’Aïkido est « Irimi et Atémi ». Il est compliqué de définir ce que cela recouvre vraiment. Ce que j’ai retenu des propos de Sugano Senseï et de Tamura Senseï, c’est qu’avant toute chose, il faut être capable de frapper, c’est-à-dire qu’il faut être à une bonne distance d’impact, dans le bon angle, afin de pouvoir toucher l’autre sans être soi-même en danger. C’est avant tout un outil. En Daïtō Ryū Jujutsu, l’atémi faisait partie intégrante des techniques. En Aïkido cela s’est fluidifié, ce qui ne veut pas dire que le principe a complètement disparu ni que les atémis ont perdu de leur efficacité potentielle. Les atémis devraient viser les points vitaux, les Kyusho. Que ce soit avec le tranchant de la main, le poing fermé, le doigt… J’ai plusieurs fois vu Tamura Senseï utiliser des clés de voiture qu’il cachait dans son Keikogi pour, au moment où il était attaqué, placer un atémi contrôlé dans les côtes flottantes de son Uké.

L’atémis peut également être vu comme un élément perturbateur, une action qui va « distraire l’attaquant » et c’est dans ce cadre que la réalisation des atémis pose parfois problème. A cause de la précision nécessaire à un minimum d’efficacité, beaucoup de pratiquants ont tendance à « s’installer » confortablement pour mieux porter un atémi… Cela semble être contradictoire combativement parlant. L’atémi devrait protéger l’avancée du corps, devrait viser à « ouvrir la voie » à la technique. Au-delà de la distance juste évoquée plus haut, le corps ne devrait s’engager qu’une fois l’impact, « l’atémi » effectué, un peu à la manière d’un « vrai » Tsuki. Cette façon de procéder part d’une illusion propre à l’entraînement sur un tapis, de l’idée que l’adversaire va attendre sans réagir que l’on soit confortablement installé…

Dans le monde du sabre, l’on entend parler de Ki-Ken-Taï, c’est-à-dire de l’énergie en premier lieu (en fait l’organisation, la pensée technique et psychique) puis le sabre et enfin le corps. C’est une chronologie pédagogique. A terme, les trois concepts devraient être appliqués conjointement. Chaque atémi doit donc être susceptible d’être donné en mouvement, juste avant que le corps ne vienne appuyer intelligemment l’impact.

Pour autant, l’atémi « arrêté » que l’on peut être amené à donner – si l’on est coincé contre un mur par exemple – est alors logique dans le champ des techniques de survie, et peut alors revêtir une importance capitale.

MA : Existe-t-il différents types d’atémi ?

JMC : Oui, ils sont là pour perturber corporellement la structure de l’attaquant, en travaillant les méridiens, les points nerveux. Mais il y a également une autre notion derrière cela, celle de « Sémé », la menace existant derrière le principe d’atémi. Faut-il encore qu’Uké perçoive qu’il y a eu menace ! Sémé devrait être au moins partiellement perceptible visuellement par celui contre qui ce principe est utilisé. Des zones comme la gorge ou les yeux, sont spécialement visées car la personne qui comprend subitement qu’elles sont mises en danger doit n’avoir que le temps de percevoir cela comme une menace et être ainsi amenée à réagir « instinctivement ». Tout l’art consiste à amplifier cette réaction. Il y a donc une notion d’impact physique certes, mais aussi de prise en compte de l’aspect psychologique de la mise en danger. Dans certains cas « simuler » un coup de pied vers les parties génitales par exemple, peut s’avérer intéressant. C’est un fonctionnement particulier qui s’instaure et qui joue sur la menace ressentie par l’autre.

Ces différents types d’atémis ne sont pas contradictoires et viennent même compléter la technique du pratiquant. Et le panel est large ! Un jour, lors d’un stage, Gérard Gras a demandé à Arikawa Senseï : « Senseï, et les atémis ? ». Arikawa n’a rien répondu sur le moment mais pendant toute la journée, on a pu voir Tiki Shewan qui – contrairement à ses habitudes – semblait « danser » quand il lui servait de partenaire. En fait à chaque technique, Arikawa Senseï lui portait des atémis. Après le cours, lorsque le moment de la douche est venu et que Tiki a ôté son Keikogi, il présentait une multitude de points rouges sur le corps, parfaitement placés sur les points vitaux…

Il faut au passage rappeler que lorsque l’on veut donner un atémi, le travail sur l’intention est capitale et représente, à terme, 99% du travail à effectuer.

C’est avec ce genre d’outils qu’un individu de moindre gabarit peut prendre une sérieuse ascendance sur quelqu’un de plus corpulent. C’est une approche que la majorité des Senseïs japonais que j’ai connus maitrisaient.