Mifune Toshirō, acteur
Par Andrea GRUNERT, Docteure en cinéma, Enseignante à l’Université Protestante des Sciences Appliquées de Bochum (Allemagne), amie et ancienne collègue de Jean-Marc Chamot.
(Article paru initialement dans la revue Jeune Cinéma n° 392-393, février 2019. p. 51-55).
Un jeune homme à la chevelure indisciplinée, au sourire cruel, au regard méprisant a fasciné les spectateurs japonais de l’année 1947. C’est Toshirō Mifune dans La Montagne d’argent (Ginrei no hate), film de Senkichi Taniguchi. Dans son premier rôle, Mifune joue un gangster en fuite dans les Alpes japonaises. Eijima, enclin à la violence, n’hésite pas à menacer un homme sans arme, mais il est aussi le rebelle qui se moque de tout et surtout de l’idylle de la petite communauté montagnarde dans le refuge qui amène son complice à se repentir. Contrairement à celui-ci, il ne cesse de se plaindre de la pauvreté du lieu et refuse toute coopération. Il exprime – par la parole et par son allure résistante – ce que les spectateurs de l’immédiat après-guerre n’osaient pas dire. Eijima exprime ses frustrations par les mots et les gestes, incarnant la révolte face à l’opportunisme. C’est le jeu intense de Mifune, inhabituel pour les spectateurs japonais, qui a renforcé le portrait du jeune rebelle et a contribué à son succès.
Un succès inattendu pour Mifune qui n’avait pas l’intention de devenir acteur, mais qui, faute de trouver un emploi comme assistant à la caméra, s’était présenté au concours « Nouveaux Visages » du studio Toho. Né le 1er avril 1920 à Qingdao (Chine) et ayant passé son enfance et son adolescence dans la ville portuaire de Dalian en Manchourie, Mifune est venu au Japon la première fois en 1939 seulement, faisant partie des milliers de jeunes Japonais mobilisés pour la guerre qui avait commencé en 1937. Eijima et plusieurs des personnages qu’il a joués font partie de cette génération à qui les dirigeants politiques et militaires japonais ont volé une partie de leur jeunesse. Le gangster Matsunaga dans L’Ange ivre (Yoidore tenshi, 1948) d’Akira Kurosawa est exemplaire de cette génération perdue. Mifune avait impressionné Kurosawa, co-scénariste de La Montagne d’argent, pendant l’audition de Toho. L’Ange ivre est le premier de seize films que les deux hommes ont faits ensemble, l’une des plus prolifiques collaborations de l’histoire du cinéma.
Le choix des acteurs a influencé l’écriture de scénario de Kurosawa qui, dans son ouvrage Comme une autobiographie, donne L’Ange ivre pour exemple. Mifune dans le rôle du gangster a transformé le récit filmique de telle sorte que le personnage du médecin ne soit plus la figure centrale comme prévu dans un premier temps de l’écriture. Bien que la performance de Takashi Shimura dans le rôle du docteur Sanada soit magistrale, le centre énergétique du film est ce gangster déchiré entre révolte et résignation. Matsunaga incarne une jeunesse qui doit à la fois faire face à la défaite de 1945 et aux changements sociaux radicaux. Afin de retrouver son identité et faire preuve de sa virilité, il s’accroche à des codes d’honneur vides de sens dans la société de l’après-guerre marquée d’opportunisme et de violence et de nouveau sous le contrôle des anciennes cliques politiques et économiques. Sa rébellion ne peut mener qu’à l’auto-destruction. Le langage corporel de l’acteur fait constamment ressentir la tension qui habite le personnage et qui, devenant insupportable, explose dans des moments de grande violence. Mifune s’y donne corps et âme, révélant les multiples facettes de la personnalité de Matsunaga : son arrogance qui n’est qu’un masque cachant son incertitude, sa peur de la tuberculose – véritable stigmate au Japon de l’époque – et sa méfiance envers autrui. Sanada dit que Matsunaga porte des vestes aux épaules larges pour se faire passer pour un vrai homme. Ce corps, inapte à ce costume, cache à peine le mal-être du protagoniste. Les explosions de colère sont signe de sa révolte et mettent à nu ses angoisses. La mimique de Mifune révèle sa vulnérabilité. Il en est ainsi de la séquence dans laquelle il est couché après une hémorragie avec Sanada qui veille sur lui comme un père : le regard de Matsunaga est celui d’un enfant perdu. Mifune n’évite pas l’excès comme dans le dancing où le jeune yakuza demande à sa petite amie de danser avec son rival Okada. Matsunaga, complètement ivre, n’est plus que l’ombre de l’image de fierté qu’il cherche à projeter de lui-même : il balbutie, il tient à peine debout. C’est dans cette scène qu’il singe la chanteuse Shizuko Kasagi, interprétant « La Boogie de la jungle » dont Kurosawa a écrit les paroles. Matsunaga imite les mouvements de la chanteuse en les exagérant ; il rappelle un animal sauvage ou encore King-Kong quand il se précipite sur sa partenaire de danse, les yeux écarquillés, les doigts pliés comme des griffes. L’outrance à l’encontre des fines nuances trouvées à d’autres moments du film crée un mélange explosif qui sera déterminant pour le jeu de Mifune tout au long de sa carrière. La violence et la vulnérabilité portées à fleur de peau, le personnage inconfortable dans son propre corps, brûlant de l’intérieur : voilà un jeu qui anticipe celui de Marlon Brando ou de James Dean. La vivacité de ce jeu a frappé les spectateurs japonais de l’époque, y compris le grand réalisateur Shohei Imamura. Et Kurosawa se souvient de son septième film : « Dans ce film, je me suis retrouvé moi-même. C’était mon premier film, [celui] que j’ai fait moi-même et personne d’autre. En partie, c’était grâce à Mifune. »
Tel L’Ange ivre, deux autres films de Kurosawa – Chien enragé (Nora inu, 1949) et Le Duel silencieux (Shizukanaru ketto, 1949) – présentent une masculinité fragile et fragmentée, mise en lumière par Mifune qui rend transparente la fébrilité des personnages qu’il incarne. L’enquête que mène le jeune inspecteur Murakami (Chien enragé) pour retrouver le revolver qu’on lui a volé débouche sur une quête intérieure ; le médecin Fujisaki (Le Duel silencieux), homme chaste mais rongé par la syphilis (il a été contaminé pendant une opération), lutte contre ses démons intérieurs – le sentiment de culpabilité aussi bien que le désir sexuel. Le corps tendu de l’acteur traduit l’obsession du policier ; la crise d’hystérie du médecin, marchant comme un tigre dans sa cage, accompagne le moment dans lequel il avoue ses désirs sexuels refoulés. Dans Rashomon (1950), dont l’action est située au XIIe siècle, une période de grand chaos dans l’histoire du Japon, le bandit Tajomaru évoque, lui aussi, la génération sacrifiée pendant la guerre de 1937-1945. Mifune était censé s’inspirer d’un lion pour jouer ce personnage déraciné. La souplesse de ses mouvements rappelle le grand chat dans ce portrait d’homme sauvage. La grossièreté du langage de Tajomaru correspond à l’outrance de ses gestes et à sa mimique excessive est soulignée par des éclats de rire. Un rire qui montre bien qu’il est toujours vivant. Mifune est une présence qui perce l’écran. Il exprime la haine et les souffrances d’un homme qui se débat comme un animal captif. Tel le rire sardonique, le corps énergique met en lumière que le bandit, bien que soupçonné d’avoir commis des crimes horribles, n’est pas un monstre mais un être humain. Et il y a aussi des petits détails que Mifune saisit à merveille. Il en est ainsi quand le magistrat demande à Tajomaru ce qu’est devenu le poignard. À ce moment, le visage du bandit exprime parfaitement l’effort qu’il fait pour se souvenir.
Rashomon, gagnant du Lion d’Or au Festival International du Film de Venise en 1951, est au début de la reconnaissance internationale du cinéma japonais. Les Sept Samouraïs (Shichinin no samurai, 1954) a encore plus contribué à la célébrité de Kurosawa et de Mifune. Dans un premier temps, Mifune était censé jouer Kiyuzo (incarné dans le film par Seiji Miyaguchi), modelé d’après le fameux bretteur du XVIIe siècle, Musashi Miyamoto. À la suite des rencontres avec l’acteur pendant l’écriture du scénario, cette idée a été abandonnée et la figure d’un septième samouraï a pris naissance. Mifune joue alors Kikuchiyo, le prétendu samouraï aux origines paysannes. Et il le joue avec verve, sans peur d’excès. Ses gros rires, ses gestes exagérés, ses cris et ses sauts, sa danse autour du cadavre du voleur le font apparaître comme une véritable force de la nature en grand contraste avec la conduite plus calme des autres samouraïs. Sa présence et son jeu sont porteurs de signification dans le discours critique de la société japonaise et du monde des samouraïs proposé par le film ; ils révèlent constamment la différence sociale entre la caste des guerriers et les paysans. Ses poses provocatrices et son regard menaçant expriment parfaitement la masculinité agressive que Kikuchiyo incarne. Visage et corps constamment en mouvement, Kikuchiyo est un braillard insolent et exubérant. Son monologue dans lequel il dénonce la mesquinerie des paysans et accuse les samouraïs d’être la source de leur bassesse est un véritable tour de force dans lequel le personnage met à nu son déchirement intérieur. Le jeu de l’acteur et la mise en scène se renforcent réciproquement. La rigidité et le silence des six samouraïs, expression de leur honte grandissante, sont mis en contraste avec l’intensité des émotions de Kikuchiyo qui ne cesse de bouger d’un côté de l’image à l’autre et dont les traits se sont crispés sous l’impact des émotions. Langage corporel et expressions faciales soulignent son statut social, celui d’un personnage à l’extérieur du groupe auquel il souhaite appartenir désespérément. Dans la scène du sauvetage du bébé, il se montre capable de tendresse et offre un autre état d’âme, se reconnaissant dans cet orphelin, victime d’une société régie par la violence.
Les Sept Samouraïs relatent le voyage initiatique de Kikuchiyo en montrant son évolution d’homme en quête d’aventure et de prestige vers un être humain responsable.
Dans la même veine, dans la trilogie sur Musashi Miyamoto (1954-1956) de Hiroshi Inagaki, Mifune joue le rôle principal de Musashi qui, tout comme Kikuchiyo, est un paysan avide de devenir samouraï. Il est, lui aussi, une tête brûlée qui apprend à abandonner ses ambitions et à agir pour autrui. Les trois films retracent son chemin vers l’accomplissement de soi en tant que sabreur et vers une vie humaine plus responsable. Le Musashi d’Inagaki et de Mifune est un héros pour l’après-guerre, un homme honorable qui a un côté romantique et qui, à la fin, va retrouver la femme qu’il aime. Mifune accorde au jeune Musashi son charme juvénile. Dans le premier des trois films (La Légende de Musashi / Miyamoto Musashi), son langage corporel est celui d’un adolescent encore mal dans sa peau. Le jeu nuancé de l’acteur révèle le côté sentimental du jeune homme indompté aussi bien que sa détresse quand il panse maladroitement les mains égratignées de sa bien-aimée Otsu. Dans le second film (Duel à Ichijoji / Zoku Miyamoto Musashi : Ichijoji no ketto), son visage et son corps tendus mettent à jour sa sexualité éveillée au moment de ses retrouvailles avec Otsu et son désarroi face à ce sentiment nouveau, incompatible avec ses aspirations de bretteur. Quelques scènes de la trilogie sont chargées d’érotisme, mais ici comme dans une grande partie de ses jidai-geki (films historiques, situés pendant l’ère Edo, 1600-1867), Mifune joue des hommes qui, s’ils n’évitent pas les femmes, vivent des histoires d’amour inassouvies.
Depuis les années 1950, Mifune a joué des samouraïs et des aventuriers dans maints films à grand public. Le Garde du corps (Yojimbo, 1961) de Kurosawa subvertit les conventions du jidai-geki et la figure du samouraï. Mifune joue un ronin, un samouraï sans maître, qui vend ses services de garde du corps à deux clans rivaux pour se servir de l’un contre l’autre. L’action se déroule au début du XIXe siècle quand la classe des marchands a gagné de plus en plus d’influence dans la société japonaise. Le protagoniste comprend le fonctionnement de cette société basée sur le profit et la combat avec ses propres moyens. Ce héros détaché est loin de l’altruisme représenté par Kambei dans Les Sept Samouraïs. Agissant dans un univers régi par l’égoïsme et le matérialisme, le ronin du Garde du corps mène sa lutte contre la corruption et le crime pour une simple raison d’hygiène. Le film a redéfini la persona cinématographique de Mifune créée à travers les rôles comme celui de Musashi. Le yojimbo dévoile l’avidité et la lâcheté des citadins. Héros solitaire et superhéros presque invincible mais loin d’être parfait, il agit comme un metteur en scène qui tire les ficelles en arrière-plan. La distance entre la persona cinématographique de Mifune et le protagoniste du Garde du corps contribue largement à l’ironie qui inspire l’ambiguïté caractéristique du héros moderne.
Le yojimbo porte un kimono crasseux, il n’est pas rasé, ses cheveux sont mal peignés. À ces aspects extérieurs soulignant sa pauvreté s’ajoutent les maniérismes trouvés par Mifune qui mettent l’accent sur le statut d’outsider et le détachement ironique de la figure : il mâche un cure-dent, cache ses mains dans les manches de son kimono pour se réchauffer et se gratte sans cesse. Le grattage a été une trouvaille de Mifune qui a aussi utilisé le geste pour souligner la solitude du personnage. Il en est de même de sa démarche chaloupée et du haussement d’épaule, renforcés par le cadrage, les mouvements de caméra et la musique.
Mifune a repris le rôle du yojimbo non seulement dans Sanjuro (Tsubaki Sanjuro, 1962), la suite du Garde du corps, mais aussi dans plusieurs productions pour le grand et le petit écran dans lequel il joue les ronin solitaires. Le garde du corps de Zatoichi contre Yojimbo (Zatoichi to Yojimbo, Kichachi Okamoto, 1970) et celui de L’Embuscade (Machibuse, Hiroshi Inagaki, 1970) sont, comme le protagoniste des deux films de Kurosawa, des hommes désillusionnés. Les ronin que Mifune incarne dans des séries et feuilletons produits pour la télévision (dont Koya no suronin, 1972-1973 et Suronin makaritoru, 1981-1983) sont des personnages plus stéréotypés – des héros solitaires, infatigables combattants contre l’injustice – qui permettent à l’acteur de faire preuve de son talent de sabreur. Ce sont des superhéros que le jeu inventif de Mifune et un zeste d’ironie sauvent du pur cliché. Il en est de même pour les militaires qu’il a joués fréquemment dans les années 1960. Il leur accorde une touche d’humanité qui rend ces personnages vivants.
C’est Kurosawa qui a offert à Mifune ses plus beaux rôles et ses personnages les plus complexes. Dès le début, le cinéaste a fait attention à varier le répertoire de son protégé. Dans ses films, Mifune est gangster, samouraï, médecin, journaliste, entrepreneur… Dans Chronique d’un être vivant (Ikimono no kiroku, 1955), il joue un homme de deux fois son âge et il le joue avec grande crédibilité. Non seulement le maquillage et les cheveux teints en blanc, mais sa manière de bouger, de se tenir le dos courbé et de marcher lentement ainsi que le regard fixe qui transforme son visage, ont pour effet de faire disparaître l’acteur de trente-cinq ans derrière le masque d’un septuagénaire. De même, dans Les salauds dorment en paix (Warui yatsu hodo yoku nemuru, 1960), une paire de lunettes est suffisante pour transformer Mifune en homme ordinaire. Dans ce film ainsi que dans Entre le ciel et l’enfer (Tengoku to jigoku, 1963), le jeu de l’acteur est extrêmement retenu mais néanmoins éloquent. Le regard de Nishi (Les salauds dorment en paix) révèle qu’il observe attentivement ce qui se passe au premier plan tout en prétendant être absorbé par son travail ; le geste abrupt avec lequel Gondo (Entre le ciel et l’enfer), ayant compris que le ravisseur l’observe, ferme les rideaux met à jour ses frustrations. Dans Donzoko (1957), l’adaptation des Bas-Fonds de Gorky, l’acteur explore une grande variété d’émotions, apparaissant à la fois comme le criminel dangereux, le jeune amoureux au sourire juvénile et l’homme cynique qui se moque de la bonté du prêtre. La gestuelle très inventive de Mifune – la façon dont Sutekichi relève les manches de son kimono ou se sert de son cure-dent pour exprimer son ennui – animent les scènes statiques. Kurosawa a compris qu’il fallait occuper les mains de sa star. Des objets qu’il manie – que ce soit une cigarette (L’Ange ivre), un briquet (Le Duel silencieux), un éventail (Vivre dans la peur) ou beaucoup d’autres – contribuent à la célébration du mouvement qui est au cœur du cinéma de Kurosawa. Teruyo Nogami, collaboratrice de Kurosawa de Rashomon jusqu’à son dernier film Madadayo (1993), a fait cette mise au point : « Sans Toshiro Mifune, les films d’Akira Kurosawa n’auraient jamais vu le jour. ».
La filmographie de Mifune comprend plus de 160 films et plusieurs séries de télévision. Il a tourné quinze films avec Inagaki, huit avec Taniguchi et sept avec Okamoto. Sa persona cinématographique repose sur la figure du samouraï, mais l’acteur ne se laisse pas réduire à une simple image. Son charme est captivant dans les rôles plus romantiques de jeunes amoureux (Konyaku yubiwa / L’Alliance, Keisuke Kinoshita, 1950), Rapport sur la conduite du professeur Ishinaka / Ishinaka sensei gyojoki, Mikio Naruse, 1950, Le Cœur d’une épouse / Tsuma no kokoro, Mikio Naruse, 1956, et d’autres). Son talent comique est indéniable. Ainsi, dans Récits du château d’Osaka (Osaka-jo monogatari, Hiroshi Inagaki, 1961), le protagoniste Mohei, ayant reçu l’ordre de se taire, met sa main devant sa bouche : un geste simple mais efficace et joué avec le plus grand naturel ; une espièglerie qui fait preuve de la grande économie du jeu de l’acteur.
Le jeu physique de Mifune l’a prédestiné à jouer des samouraïs ; mais ce jeu physique ne manque pas de subtilité. Dans Le Château de l’araignée (Kumonosu-jo, 1957) de Kurosawa, maquillage et jeu rappellent un masque du théâtre No : par le roulement des yeux et la façon dont il serre les lèvres, le visage de Washizu évoque le masque heida, celui du guerrier fort et dynamique. Dans L’Homme au pousse-pousse (Muhomatsu no issho, 1958) d’Inagaki, Mifune passe de l’outrance juvénile à l’exploration d’une âme tourmentée. Théâtralité et naturalisme se rencontrent dans un seul film, afin de livrer le portrait touchant d’un être humain aux multiples facettes. Ses rôles de samouraï se réfèrent au tateyaku, le héros vigoureux et sagace du kabuki et son expression calme est parfois inspirée de l’attitude rigide conventionnellement attribuée à la figure du samouraï. Cependant, les sources d’inspiration sont multiples. Ainsi, dans Rashomon, le cinéma muet fournit un modèle aussi bien pour l’éclairage que pour le jeu des acteurs. Mifune, jouant sur beaucoup de registres, y ajoute toujours son charisme et sa sensibilité.
Dans le cinéma de Kurosawa, Mifune joue un rôle important pour le passage d’une masculinité puissante, basée sur la force physique, à une vision plus différenciée, voire problématique de la masculinité. Dans des productions plus conventionnelles d’autres réalisateurs, l’acteur a fait revivre le personnage du samouraï, devenant lui-même le symbole de la masculinité japonaise. Ce héros n’est pas forcément le vainqueur triomphant mais plutôt le héros tragique, tel que la culture japonaise le vénère déjà dans la figure du prince mythique Takeru Yamato, rôle que Mifune joue, par ailleurs, dans La Naissance du Japon (Nippon tanjo, 1959) d’Inagaki. Il n’est alors pas étonnant que l’acteur-vedette ait incarné des héros de l’histoire japonaise récente, comme les amiraux Heihachiro Togo et Yamamoto. De même, il a exporté le rôle du samouraï, devenu une icône internationale. Dans Soleil rouge (Terence Young, France/Italie/Espagne, 1971), il oppose au matérialisme du héros du western (joué par Charles Bronson), reposant sur la force physique, l’idéal du samouraï qui unit le bu (l’aspect martial) et le bun (le raffinement culturel).
Mifune avait fondé sa propre maison de production (Les Productions Mifune) en 1963 et avait ensuite ouvert un studio à Setagaya dans la banlieue de Tokyo. Rébellion (Joi-uchi : hairyo-tsuma shimatsu, 1967) de Masaki Kobayashi dans lequel Mifune brille dans le rôle d’un samouraï en révolte contre son maître est le premier film qui y a été tourné. Les samouraïs et ronin incarnés par Mifune ne mettent pas forcément en doute le système politique, mais ce sont des hommes qui ne cessent de lutter contre l’injustice et la pauvreté, un aspect sur lequel Mifune met l’accent dans ses productions pour la télévision. Dai Chushingura (cinquante-deux épisodes), inspiré de l’histoire des célèbres quarante-sept ronin d’Ako, insiste sur la dimension politique de la vengeance, donc sur la révolte. Y a-t-il une affinité entre l’acteur et ses rôles ? Sans doute. Sa biographie nous renseigne sur Mifune-rebelle en lutte constante contre l’autorité pendant ses années passées à l’armée de manière contrainte. Dans la version de l’histoire des ronin d’Ako, produite par sa maison de production, Mifune s’est attribué le rôle de Kuranosuke Oishi, le chef des ronin qu’il joue avec sa versatilité et sa dignité habituelles. Cette dignité est encore tangible dans le dernier film de l’acteur dans lequel Mifune, déjà malade, exprime une grande sérénité et est encore animé par une flamme intérieure qui accorde de la profondeur au personnage secondaire du vétéran traumatisé qu’il joue dans Le Fleuve profond (Fukai kawa, 1995) de Kei Kumai. Ce dernier film rend hommage à un grand acteur dont son mentor Kurosawa n’a cessé de faire l’éloge…
…Terminons donc avec ses paroles : « Mifune est tout simplement trop bien bâti, il a trop de présence. Il ne peut pas faire autrement que d’apporter sa propre dignité à ses rôles. »