Mardi 14 avril 2020

Sugano Seiichi était le géant débonnaire de l’Aïkido. Doté d’une carrure massive, il avait tous les éléments pour incarner un Aïkido tout en puissance et solidité. Jean-Marc CHAMOT nous explique à quel point il n’en fut rien, Sugano senseï proposant une pratique subtile, mobile et dynamique, où il allégeait le partenaire au lieu de l’écraser. Un témoignage passionnant.

Sugano Seiichi, né en 1939 à Otaru (en Hokkaido) avait pratiqué le judo sérieusement plus de six ans lorsqu’il lut un article de magazine qui parlait de l’aïkido. Il se présenta au Hombu dojo de l’Aïkikaï à Tokyo en 1957 et rencontra Ueshiba Kisshomaru alors responsable de la maison mère. Après un an de pratique, il devint l’un des Uchi Deshi de O Senseï Ueshiba Morihei. Il resta au Hombu dojo jusqu’en 1965 puis partit pour l’Australie, initialement pour accompagner son épouse australienne dans la famille de cette dernière. Ayant beaucoup fréquenté les militaires américains auxquels il enseignait, il s’adapta sans problème à ce nouveau pays, lui qui n’était jusqu’alors jamais sorti du Japon et il y resta et y enseigna l’aïkido jusqu’en 1979.

Lorsque sa vie familiale changea, à l’invitation de son ami Tamura Nobuyoshi, il s’installa ensuite en Belgique pour neuf ans, animant alors régulièrement des stages dans toute l’Europe, et particulièrement à Paris lors de visites quasi mensuelles.

En 1988, il partit pour New York où il enseigna aux côtés de Yamada Yoshimitsu tout en continuant à diriger régulièrement des stages dans le monde entier.

Combat contre soi-même

Sugano Seiichi se définissait comme un « voyageur », toujours intéressé par la découverte du reste du monde.

Très ouvert dans sa vision du monde, il ne s’était pas limité à la pratique de l’aïkido. Ainsi, alors qu’il était encore Uchi Deshi à Tokyo, il s’était entraîné au tir grâce à l’un des élèves auxquels il enseignait l’aïkido sur une base américaine (à Tachikawa) et qui était responsable du pas de tir (à l’époque, au Japon, on tirait surtout au fusil mais ces circonstances particulières lui avaient permis de se familiariser avec les armes de poing). Il conserva cet éclectisme toute sa vie puisque des années plus tard, une fois arrivé aux Etats-Unis, il s’entraîna à New York, avec une équipe universitaire d’escrime alors qu’il avait déjà presque cinquante ans. C’est d’ailleurs à la suite de tels entraînement qu’il reconsidéra son travail au sabre et en raffina la pratique.

Il voyait beaucoup de parallèles à établir entre l’aïkido et les activités sportives. D’après lui, c’était d’ailleurs dans une telle proximité que se voyait le génie de Ueshiba Morihei. Il pensait qu’en dynamisant sa pratique, ce dernier avait provoqué une rupture entre l’aïkido et les autres arts martiaux. Jusqu’à son émergence, ceux-ci avaient majoritairement été transmis sous forme de Katas et étaient donc par définition figés. L’aïkido au contraire était devenu susceptible de mieux s’adapter à des situations variables grâce à son côté moins statique. Pour lui, par ailleurs, l’aïkido présentait un intérêt majeur par rapport aux sports à proprement parler en ce qu’il ne prônait pas de compétitions puisque, l’adversaire le plus intéressant étant soi-même, il fallait prendre la pratique comme un outil de développement personnel.

Bretagne1987

Mobilité aspirante

La qualité de son enseignement, sa puissance et sa rapidité ont définitivement marqués tous ses élèves auquel il apportait une vision très dynamique et extrêmement mobile de l’aïkido en une approche finalement très éloignée de ce que sa très puissante stature aurait pu lui permettre d’envisager. En clair, son travail était tout sauf statique.

Pour qui voudrait se faire une idée claire de ce que la notion de disponibilité signifiait pour Sugano Seiichi, il lui faudrait regarder le film de la démonstration qu’il effectua au Gymnase Pierre de Coubertin pour le 3eme congrès de la FIA, à Paris, en 1980. Il y illustre alors son extrême « mobilité aspirante » tout autant que sa puissance.

On peut y constater qu’il avait en effet une façon assez déstabilisatrice pour ses Ukés de se déplacer pendant et entre chacune de ses techniques, quelque chose que je pourrai définir comme étant le passage d’une « présence massive » à une « absence totale ». Il s’agissait d’une gestion de la situation sur laquelle la plupart des élèves qui avaient eu la chance de lui servir de partenaire aussi bien en Australie qu’en Europe ou aux Etats-Unis revenaient régulièrement. Lorsqu’ils l’attaquaient, se produisait une sensation de vide qui provoquait chez eux une perte temporaire de leurs repères dans l’espace. Comme il était plus solidement bâti et plus grand que la plupart des japonais de sa génération, on aurait pu penser que, ne craignant pas le conflit, il pouvait se permettre d’user de sa vigueur physique mais, de façon très surprenante et pleine d’intelligence, il n’y avait en fait jamais recours. C’était seulement dans la densité impressionnante mais souple que l’on ressentait dans ses mains que l’on pouvait se faire une idée véritable de son potentiel de puissance.

En réalité, ce travail si fluide qui était le sien s’appuyait sur sa capacité à prendre l’initiative de manière extrêmement précise. Sa propre distance et celle de son « attaquant » semblant subitement fusionner en un Ma-aï parfait dont la finesse de gestion paraissait « alléger » le corps de son adversaire. Cela lui était facilité par l’usage apparemment naturel et, en tout cas parfaitement intégré, qu’il faisait du principe de « Yoyu », cette marge spatio-temporelle consécutive de la parfaite coordination existant entre son corps, son esprit et son expertise technique. Certes, comme tous ceux de sa génération, il avait – lors de sa formation à l’Aïkikaï – suivi les cours de Toheï Koïchi qui privilégiait une approche de ce type mais sa forme de corps était différente de celle de son Sempaï. Il s’était si intimement approprié les principes (et pas seulement la forme extérieure comme d’autres avaient pu le faire) alors développés par celui qui était le directeur technique du Hombu Dojo qu’il avait fait siens ces préceptes d’une manière autonome et totalement personnelle.

Grâce à cela, il semblait avoir toujours parfaitement le temps d’agir… La liberté qu’il avait développé dans l’utilisation de cette « marge » lui permettait de toujours paraître confortablement « dans le temps », ni en avance, ni en retard. Sa structure technique et la gestion de son corps étaient donc parfaitement coordonnées et conjointes. En conséquence, alors qu’il était apparemment solidement posé sur le sol, il se retrouvait subitement derrière son attaquant de manière très fluide. L’image que cela donnait était qu’il ne se trouvait jamais sur la trajectoire de la force de l’adversaire. La sensation étrange que l’on avait lorsqu’on lui servait d’Uké était que, en dépit de son gabarit impressionnant, l’on s’attaquait presque à une sorte d’ombre, sa mobilité le rendant quasiment « impalpable ».

Il expliquait donc à l’occasion que ce qu’il faisait consistait à « bouger tout le corps » (sic) en se concentrant sur la distance et la direction… Pour lui c’était en cela que se trouvaient les fondamentaux. Son constat était que lorsque l’on observait la plupart des pratiquants, ils semblaient porter des semelles de plomb. Ils lui paraissaient figés sur leurs positions de départ, semblant ne pas réaliser que le haut du corps seul ne leur permettrait pas de véritablement réussir une quelconque technique. A l’opposé de ce principe, il ne signifiait pas non plus par cette première explication qu’il fallait se placer d’abord avec le bas du corps pour faire agir ensuite le buste et les bras. Pour lui, c’était le Hara qui devait travailler puisque c’était ce dernier qui dirigeait les pieds. Les pas ainsi crées influaient alors sur le placement, ce qu’il mettait en action très généralement via des mouvements de pieds en Okuri Ashi. Il concevait donc la motricité comme émanant du bassin, limitant la tentation de se pencher en avant lors des déplacements et libérant à la fois les jambes, les pieds, les bras et les mains… Ce mouvement du Hara n’était pas vertical, il ne s’agissait pas de bondir « sur » son adversaire mais plutôt de pénétrer dans la sphère de ce dernier de manière horizontale, quasi linéairement. En fait, grâce à ce principe de mise en mouvement, l’aïkido pouvait pour lui –contrairement à ce que l’on pourrait penser ─ devenir tout à la fois une fuite et un engagement. Bien sûr cette apparente contradiction n’était réaliste que si ces deux visions conceptuelles étaient effectuées dans le même temps et non séparément. Il fallait « tout simplement » devenir capable de ne pas se trouver dans le chemin de l’axe de force et de stabilité de l’adversaire pour récupérer ceux-ci à son bénéfice…!

L’Ukémi

Sugano senseï n’était jamais dangereux pour ses partenaires car, grâce à la mise en œuvre de ces principes, il n’avait simplement pas besoin de l’être. L’aspiration qu’il exerçait dynamiquement sur le corps de l’attaquant mettait l’anatomie de ce dernier dans des positions de déséquilibre totalement naturelles et, au fond, protectrices. Cela évacuait également toute notion de conflit car Uké, en tentant de récupérer sa stabilité, semblait n’être en fait que l’outil de ses propres tentatives inefficaces. Pendant les 9 années où j’ai eu le plaisir de lui servir d’interprète, je ne l’ai pas vu une seule fois « déranger » son adversaire ou le mettre en contradiction avec les lois de la biomécanique. La sensation était d’ailleurs alors (presque) agréable car, lorsque vous l’attaquiez, il suffisait de se laisser « absorber » par le mouvement, celui-ci vous conduisant à la chute ou à l’immobilisation de façon quasi confortable. En réalité, il laissait à son Uké juste ce qu’il fallait de liberté pour que la chute lui vienne comme « naturellement ».

Il racontait que, lorsqu’il était Uchi Deshi au Hombu dojo, les chutes n’étaient pas enseignées. Vous étiez projetés et vous appreniez à vous recevoir sur le sol de façon plutôt empirique, ce qui n’empêchait personne de réfléchir à la meilleure manière de tomber, bien sûr. Les Ukémis n’étaient donc pas enseignés de façon systématique mais comme nombreux étaient les élèves de l’Aïkikaï qui, tout comme lui, avaient pratiqué le Judo auparavant, ces derniers affrontaient sans appréhension les Ukémis. Cependant, la façon dont les chutes étaient pratiquées était différente. Le but étant de se relever le plus tôt possible pour réattaquer, il fallait apprendre à laisser de côté l’habitude de taper sur le sol lors de la réception comme on le faisait généralement en judo car ceci « cassait » le rythme de la chute et freinait le dynamisme qui permettait de revenir vers Tori… D’ailleurs, il abordait les chutes de Koshi-nage de cette même façon, avec très peu de « porté », ce qui rendait la technique beaucoup plus proche d’un Kokyu-nage que du mouvement que la plupart des Judokas pratiquaient. Là encore la chute était comme « allégée » de la sorte et beaucoup moins traumatisante pour le squelette de l’attaquant.

Et cela c’était avant qu’il ne se trouve confronté à quelques problèmes de santé dans les années 90…

Paris1980

Le défi d’une vie

Il faut d’abord savoir que, même si quelques échos sur ses années passées en Australie disaient qu’à l’occasion il avait pu apprécier un bon Bourbon-Coca, contrairement à bien des experts, il ne buvait pratiquement jamais d’alcool. Ainsi, pendant 9 ans, lors de ses visites mensuelles à Paris ou lors des stages qu’il lui arrivait de diriger en France, je ne me souviens pas de l’avoir vu faire plus que tremper poliment ses lèvres dans un verre de vin qu’on lui proposait de goûter (l’une des conséquences de cette situation était d’ailleurs qu’il me « confiait » généreusement les quelques bouteilles que les organisateurs pouvaient occasionnellement lui offrir…). Sa tempérance se retourna malheureusement contre lui puisque, en contrepartie, il consommait plutôt des sodas (très généralement du Coca Cola), ce qui – comme chacun sait – n’est sûrement pas sans incidence sur le diabète, maladie qui le frappa quelques années plus tard…

Tout d’abord cette maladie n’eut guère d’influence sur sa pratique puis, le jeudi 20 mars 2003, l’Aïkikaï de New York nous fit parvenir – à ses disciples et amis – un message nous informant que, suite à une complication « diabétique », il avait fallu l’emmener aux urgences car la gangrène et une bactérie virulente avait attaqué l’un de ses pieds.

L’amputation avait été inévitable.

L’opération s’était bien déroulée mais on nous informait également qu’une seconde amputation – effectuée plus haut sur le mollet – aurait lieu la semaine suivante afin de pouvoir lui adapter une prothèse. Le pronostic était bon et il devait normalement être capable de mener une vie normale et… probablement d’enseigner l’aïkido à nouveau !

Il avait alors 64 ans.

Il survécut en effet à l’épreuve et, ayant fait face courageusement au défi de la rééducation – particulièrement celle qui devait lui permettre de reprendre l’enseignement de l’aïkido – après quelques mois de réadaptation il reprit ses voyages et la direction de ses stages.

Je ne l’avais pas revu depuis plusieurs années mais j’ai alors décidé de le recontacter afin de lui proposer de revenir animer des stages à Paris. Ceci ne put malheureusement se faire qu’en 2006 puis en 2008 car, son calendrier étant à nouveau très occupé.

Volonté et adaptation

Ses venues avaient à chaque fois été très attendues et avaient rencontré un véritable succès, autant du point de vue de la fréquentation du stage que de celui du retour très positif des pratiquants après les cours.

Certes, Sugano Seiichi ne pouvait plus se mettre en Seiza et commençait donc ses cours en position de demi lotus mais une fois debout, il amorçait la routine de sa préparation comme je l’avais vu l’effectuer de si nombreuses fois des années auparavant. Rien n’était vraiment visible de son infirmité, il se comportait comme s’il se tenait sur deux « vraies » jambes. Le cours qui suivait ne permettait pas, lui non plus, de discerner une quelconque gêne dans ses mouvements, tellement il s’était habitué à sa prothèse. Lors du salut de clôture du cours, plusieurs pratiquants, qui étaient arrivés en retard (à cause des effets toxiques de la circulation parisienne !) et qui, n’ayant jamais eu l’occasion de suivre l’enseignement de Sugano Senseï. et n’étaient donc pas au courant de l’ablation du bas de sa jambe se sont alors retournés vers leurs camarades pour demander pourquoi le maître ne s’asseyait pas en Seiza. Le fait était que son handicap avait été tellement peu « marquant » pendant le cours qu’ils ne s’étaient rendus compte de rien…

Ce qui était extraordinaire dans tout cela c’était qu’en fait la capacité qu’il avait toujours démontrée dans l’application de ses principes de base – à savoir bouger tout le corps en se concentrant sur la direction et le contrôle de la distance – lui avait permis de retrouver très rapidement ses sensations, une fois son adaptation à la prothèse effectuée. Nous avions l’impression que son « handicap » l’avait amené à utiliser de façon encore plus fine qu’auparavant les phénomènes naturels que sont la gravité et l’équilibre. Il semblait même que la conscience qu’il avait de son corps s’était encore trouvée épurée et que ce qui aurait dû être une gêne lui avait servi d’outil pour améliorer un peu plus son approche.

Le sentiment des participants était avant tout un immense respect devant une telle capacité d’adaptation et une admiration non feinte pour le courage face à l’adversité que cela représentait.

Vérité des échanges

Parmi les multiples souvenirs que je conserve de Sugano senseï, ces deux derniers stages sont probablement les épisodes qui m’ont le plus impressionné, probablement parce les années qui étaient passées m’avaient un peu dessillé les yeux et que j’étais devenu plus apte à m’imprégner de son travail que vingt ans auparavant, mais aussi parce que le défi que la vie lui avait lancé l’avait rendu encore plus généreux dans son enseignement et complètement libre dans ses propos. Ce qui comptait pour lui était la vérité des échanges et la profondeur des relations humaines.

Il pratiquait la méditation zen de manière approfondie et était fortement imprégné de l’enseignement des aspects spirituels de l’aïkido tels qu’il les avait perçus. A ce titre, c’était quelqu’un d’une extrême discrétion et d’une grande bienveillance. Il incarnait vraiment les valeurs qu’il souhaitait enseigner lors de la pratique et c’était en outre toujours un véritable plaisir que d’échanger avec lui en dehors des cours.

Ces moments seront probablement les souvenirs les plus forts que je garderai de Sugano senseï puisqu’il nous a quitté le 30 août 2010, très peu de temps après son Sempaï et ami Tamura Nobuyoshi.

Paris2006-1