Image d'illustration de l'article lecture zanshin un état de vigilance paisible
Mardi 8 décembre 2020

Zanshin, « l’esprit qui demeure »

Au-delà de la dextérité aux armes dont les guerriers japonais de l’époque médiévale pouvaient légitimement s’enorgueillir, ce qui conditionnait leur survie était l’usage de cet état de conscience calme qui porte le nom de « Zanshin »… et prend en compte plusieurs principes. Il ne semblerait donc pas déraisonnable pour les Budokas des temps modernes de s’interroger quant à l’utilité d’analyser cet élément afin de mieux le connaître et de le développer puis de l’entretenir, en le plaçant à leur tour au cœur de leur formation.

Un élément fondamental

Etymologiquement, les idéogrammes utilisés – littéralement Zan : « laisser, en reste » et Shin : « l’esprit » – peuvent tout autant signifier la vigilance du corps que celle du cœur. Cette attitude de pleine lucidité par rapport à son environnement, si nécessaire dans les disciplines de combat japonais, n’est cependant pas exclusivement réservée au Budo. En effet, d’autres arts japonais – non combatifs – comme l’Ikebana (l’arrangement floral), le Sumi-é (le lavis, peinture à l’encre noire), le Chado (la cérémonie du thé), visent eux aussi à travailler la persistance de la pensée après le geste. L’origine de ce phénomène est à rechercher dans un aspect central à toutes ces activités artistiques : le Zen. Cette forme de philosophie antirationnelle et antiscolastique incite à partager pleinement l’esprit du geste par l’abandon de toute tension en un processus de détachement qui permet la vigilance. Au Japon, le Zen a tout autant été influencé par le Shintoïsme que par le Bouddhisme, sans toutefois constituer une religion en soi, du moins pas comme nous les concevons en Europe, En fait, une analyse un peu poussée montre que tout dogme en est absent, le chemin à emprunter étant surtout celui de l’ascèse physique et de la discipline mentale.

Traditionnellement, pour survivre dans le monde martial de l’époque médiévale, cette conscience devait exister à toute heure et en tous lieux, peu importait que l’on vive alors une vie d’ascète en solitaire au fond des bois ou dans le monde urbain, au milieu de la foule. Cette façon d’être allait de pair avec la notion de Naka-ima – ici et maintenant – car l’esprit était censé alors ne s’attacher à rien tout en demeurant totalement présent dans chaque geste… C’est cet état-là vers lequel il faudrait tendre.

Un état de vigilance paisible mais circonspect

Lorsqu’au plus fort des affrontements, on se trouvait dans une mêlée sur un champ de bataille ou même lors d’un combat singulier, le principe qu’il fallait appliquer se fondait sur un esprit totalement engagé dans l’action et immergé dans l’activité en cours.

Cet état d’esprit devait converger avec celui de Fudoshin (l’esprit immuable) qui représentait une volonté à toute épreuve amenant l’individu à ressentir un état de paix totale grâce à une détermination inébranlable. Ni le doute, ni la peur ne venaient alors perturber l’esprit qui ne connaissait plus le moindre sentiment d’hésitation. Cette façon d’aborder les difficultés, le danger, la douleur ou la mort provenait de ce calme mental qui visait à permettre au Samouraï de transcender la violence consécutive du pouvoir qu’il avait de donner la mort. Ce n’était cependant que lorsque le samouraï touchait à la maturité spirituelle qu’il pouvait finalement espérer accéder à cet état.

Un tel positionnement semble – surtout d’un point de vue occidental – presque contradictoire en ce qu’il oppose le concept du guerrier – par définition sanguinaire – à celui d’un individu pacifique, capable d’affronter les épreuves sans rage ni même colère. C’est la quête de la résolution de ce conflit intérieur qui compose l’essence même des arts martiaux en réconciliant combat et paix via un esprit calme et paisible.

Au-delà des lieux de conflits, lorsque, à l’ère Meiji (1868-1912), le monde du Bujutsu a cédé la place à celui du Budo, ce genre de vigilance en est parallèlement venu à s’étendre plus largement aux actes de la vie quotidienne. L’idée – issue du Zen donc – d’une forme de transcendance de chaque instant en est alors venue à pousser l’être à réaliser qu’il n’y a pas de moments qui soient réellement ordinaires. Depuis lors, à travers cette ascèse, ce qui est attendu de l’individu c’est la prise de conscience progressive de cet état de conscience.

Et en aïkido ?

Un autre élément participant de Zanshin est celui de Mushin, cette condition où l’esprit est « vide » en un état de « non-esprit ». En aïkido particulièrement – par l’arrière-plan shintoïste qui prévalait dans la pratique de Moriheï Ueshiba – cet état d’esprit mène à une façon d’être par laquelle l’esprit n’est ni fixé ni préoccupé par une quelconque pensée ou émotion, relié qu’il est au Cosmos… Par un tel phénomène, l’individu est en totale harmonie avec l’univers, sa pensée est claire et pure grâce à l’absence d’égo (on parle alors du principe de Muga–Mushin, à savoir « vide d’égo, vide de pensée »). En effet, il ne s’agit donc non pas d’être « creux » bien sûr mais plutôt « vide », grâce à la liberté à laquelle un tel état de présence et de conscience permet d’accéder…

Il n’est a priori pas possible d’atteindre à cet état uniquement de façon intellectuelle, la pratique devant en être intimement vécue au quotidien pendant de nombreuses années avant que l’individu puisse espérer y parvenir. Il s’agit d’un détachement actif où n’existent plus ni peur, ni colère, ni égo…

Cette capacité à continuer la pratique, action après action, sans rompre le lien qui unit le pratiquant à son ou ses partenaires, devrait systématiquement se retrouver lors de nos entraînements. Bien qu’une technique soit physiquement achevée, la pensée devrait quant à elle perdurer, de façon à être disponible pour toute autre attaque qui pourrait survenir. Dans le mouvement, rien n’est donc figé, ni au début, ni au milieu ni à la fin d’une action car une posture « rigide » serait contradictoire avec l’esprit même du Zanshin – particulièrement en aïkido – car cela provoquerait l’annulation du concept de disponibilité.

A l’évidence, il ne s’agit pas de se reposer sur ses lauriers une fois la technique achevée mais de maintenir un degré de vigilance constant en toute impassibilité, en toute tranquillité, l’esprit restant engagé mais avec sérénité. En fait, d’un point de vue pragmatique, cela permet d’optimiser les compétences tant physiques qu’intellectuelles de chaque individu par un état de fluidité complète.

Cet état d’esprit vigilant, persistant, devrait à terme être parfaitement confortable sans être ramolli ou nonchalant, chacun de ses aspects devant finalement être exécuté de façon presque « inconsciente » pour ne pas être ralenti par une mise en œuvre intellectualisée.

Et dans la « vraie » vie ?

Lors d’un combat, c’est cet état d’esprit qui devrait permettre à l’intuition d’émerger au moment opportun, sans délai de réflexion inutile. Ceci n’empêcherait néanmoins pas de veiller à conserver une certaine prudence dans l’action car il pourrait être dangereux voire dommageable de se jeter dans l’action de façon purement instinctive.

Dans le cas d’une agression, dans la rue ou ailleurs, la vigilance devrait amener le pratiquant à « flairer » une situation qui s’annoncerait compliquée en lui permettant d’éviter celle-ci ou en trouvant une échappatoire. Être capable de changer de trottoir si cela s’avérait nécessaire, repérer quelqu’un qui porterait une arme ou, au contraire, quelqu’un qui pourrait apporter de l’aide, voilà des lectures possibles de la disponibilité. A l’évidence, tout ce qui permettrait d’éviter un conflit inutile nécessiterait une réflexion construite sur la durée par une préparation au quotidien. Ainsi, apprendre à repérer les toilettes et les portes de secours au cinéma, dans un restaurant… devrait devenir un réflexe quasi inconscient. Ce n’est qu’à ce prix – certes un peu contraignant au début – que les actions s’effectueraient de manière presque spontanée le jour où cela serait ressenti comme vital.

Pour utiliser son Zanshin de façon adaptée, il faudrait avoir également appris à juger de Ma-aï, cette évaluation juste de la distance d’engagement, celle qu’un éventuel agresseur aurait à parcourir pour atteindre sa cible, et, surtout celle du temps qui lui serait nécessaire pour le faire ! Le déploiement d’une telle capacité devrait limiter les risques courus lors d’une agression.

Nous sommes là à la limite de la notion de Zanshin et du principe d’anticipation. Le but est le même : développer les moyens permettant d’adopter la meilleure attitude et de trouver la solution la plus adaptée à une situation inattendue. Souvent, faire un détour est plus prudent – même si c’est moins glorieux ! – que de passer au mauvais endroit au mauvais moment…

Utiliser son Zanshin c’est également rationaliser ses choix. Si l’on est seul et que l’on voit plusieurs voyous agresser quelqu’un dans la rue, mieux vaut alerter d’abord les forces de l’ordre et, s’il n’y a pas d’alternative que d’intervenir personnellement, il faut essayer de conserver son Ma-aï de façon à se préserver en attendant que l’aide arrive.

Alors comment se comporter dans la vie courante ?

Il faut donc exercer son esprit à cette attitude persistante, utiliser sa vision périphérique, analyser les zones mal éclairées, éviter l’usage d’écouteurs dans les endroits publics, ne pas longer les murs pour ne pas se faire surprendre, bref, il faut réapprendre à utiliser ses sens et surtout… son « bon sens » !

Cette attention portée au monde qui nous entoure devrait également s’étendre à notre intimité. Sans être paranoïaque (car alors on se focaliserait sur sa peur), il ne faudrait plus rentrer chez soi en pensant que les cambriolages n’arrivent qu’aux autres et être surpris si l’on se retrouvait face à des malfrats… De même, tout « bêtement », en ouvrant la porte, mieux vaudrait attendre un instant avant d’allumer la lumière afin d’utiliser d’abord son odorat au cas où une éventuelle fuite de gaz se serait produite (je parle d’expérience !), etc. Et puis, lorsque l’on se promènerait en amoureux, mieux vaudrait rester attentif à son environnement, même si cela pourrait sembler un peu moins romantique… A la plage il serait prudent de garder un œil sur les éventuels promeneurs – pas toujours bien intentionnés…

Bien sûr, le fait de toujours rester sur ses gardes, de ne jamais se relâcher peut d’abord demander beaucoup d’énergie mais, avec le temps, la pratique régulière de la surveillance abaisserait progressivement la pression psychologique que cela peut exercer sur soi. Des études militaires ont démontré que c’est au début des conflits qu’il y a le plus grand nombre de morts parce que les soldats ne sont pas encore suffisamment aguerris et que leur conscience du danger, leur intuition, ne sont pas encore assez aiguisées. Au-delà de disponibilités particulières, presque tout est une question d’entraînement !

Et comment développer cet état d’esprit en aïkido ?

Au dojo, lors de l’entraînement, il faudrait veiller à ne pas systématiquement rejeter l’entraînement au stress. Il serait sûrement utile de pousser régulièrement les pratiquants à s’accoutumer à des situations désagréables en leur refusant de temps à autres un trop grand confort psychologique qui pourrait s’avérer contre-productif par la suite. Les enseignants devraient penser à expliquer ces principes en organisant régulièrement des sessions où la pression serait mise sur les élèves, de façon dosée bien sûr puisqu’il s’agirait de former les pratiquants et pas de les angoisser inutilement !

Cela pourrait passer par des exercices simples visant à les responsabiliser dans leur pratique. Lors de ce type d’entraînements on pourrait par exemple penser à les rapprocher un peu « trop » près les uns des autres. Le but serait de les amener à utiliser leur vision périphérique (qui couvre plus de 99 % du champ de vision) autant que leur vision fovéale (centrale) pour qu’ils apprennent à ne pas faire chuter leur partenaire au mauvais endroit – à savoir dans les jambes des voisins – tout en conservant un certain rythme de travail. Ils s’entraîneraient bien évidemment à gérer leur propre distance et leur sécurité personnelle dans le même temps.

On pourrait aussi les faire travailler « non-stop » afin de les accoutumer à conserver leur attention en continu. Il s’agirait pour eux de travailler en silence en gardant leur concentration sur le geste avec un minimum de ruptures d’une technique à l’autre. Au-delà de l’intérêt que cela peut représenter pour développer des qualités physiologiques et psychologique, cela présenterait également l’avantage de leur faire prendre conscience de la fatigabilité qui peut gagner chacun lorsque la pression monte… et de l’intérêt de s’entraîner physiquement, du moins suffisamment pour garder corps et esprit disponibles.

Charge aux pratiquants d’appliquer ensuite ces procédures de vigilance en dehors des dojos, sans stress exagéré bien sûr, mais au quotidien, en tout lieu et à tout moment.

Cette seconde étape est recommandée car l’efficacité des entraînements uniquement réalisés au dojo n’est pas systématiquement transférable. En fait, lors de l’apprentissage sur les tatamis, les pratiquants en viennent à s’habituer aux procédures employées et apprennent peu à peu à réguler leur stress grâce à la répétition des situations. A contrario, à l’extérieur, l’effet de surprise lié à la découverte de nouvelles situations peut se révéler beaucoup plus perturbant. Il faudrait donc veiller à faire opérer aux pratiquants un « calage » des compétences développées au dojo dans le monde « réel ». Le but final serait de rester vigilant sans tension inutile pour qu’en cas de besoin, chacun puisse intervenir souplement, de façon relâchée mais non « abandonnée » en restant disponible…

Pour conclure et revenir à la notion de Zanshin à proprement parler, il faut comprendre qu’en commençant à exercer cette faculté dans nos dojos, nous pourrions au moins partiellement inciter les apprenants à la transférer dans le monde extérieur. Il s’agira donc de les aider à exercer progressivement leur vigilance jusqu’à ce que cette façon d’être se mette en place presque sans effort, pratiquement sans intention. Au risque de me répéter, je rappelle que le travail auquel nous nous plions sur le tatami est censé trouver son utilité dans la vie de tous les jours et ce de la façon la plus intime, la plus profonde qui soit : la vie sur le tatami est un peu une vie en « réduction ». L’objectif (non obsessionnel !) est d’agir en pleine conscience, en vivant intentionnellement sa vie. Il s’agit donc « simplement » d’apprendre à ne pas subir passivement tout ce qui peut nous arriver, de bon et surtout… de mauvais !